Entretien avec Charles Auffray
N. Givernaud & J.-F. Picard à Villejuif le 14 janvier 2001
(Source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Voir aussi : 'Le programme génome humain et la médecine, une histoire française'
L'ENS Cachan
Je sors de l'Ecole Normale Supérieure de Cachan, de la filière physiologie et biochimie ; je suis agrégé de physiologie et de biochimie... En France, l'organisation de la recherche distingue la technologie de la recherche en général. Cela reflète une culture qui est quasi antinomique avec celle des pays anglo-saxons où l'on met les deux sur un pied d'égalité, quand on ne met pas la technologie devant la recherche. Etant de l'enseignement technique (aujourd'hui on dirait technologique), je me suis toujours senti très à l'aise dans cette approche de la science. Ce qui ne m'empêche pas de m'être beaucoup intéressé aux aspects conceptuels de la biologie ou d'avoir participé à des réflexions qui relèvent de la philosophie ou de l'histoire des sciences. En fait, l'ENS Cachan traduit une forme de réhabilitation de l'approche technologique dans la recherche scientifique. Par exemple, Geneviève Berger, la directrice du CNRS est sortie de cette école. Il n'en reste pas moins qu'en matière d'enseignement des technologies, nous avons encore pas mal de retard sur le monde anglo-saxon.
L'Institut Pasteur et le génie génétique
Pendant mon DEA, j'ai suivi le cours d'immunologie de l'Institut Pasteur, c'était en 1976, l'année de la mort de Jacques Monod, qui a ensuite été remplacé par François Gros. Monod avait décidé la création d'une unité de génie génétique. On était au tout début du génie génétique, un secteur qui intéressait un certain nombre de jeunes chercheurs comme Philippe Kourilsky, François Rougeon, etc., ainsi que Pierre Tiollais, un grand ancien. J'ai rejoint l'équipe de François Rougeon, un normalien comme moi, pour travailler sur l'origine de la diversité des anticorps, un problème non résolu à l'époque. J'ai fait ma thèse de 1976 à 1981 sous la direction de François Gros. Aux cours d'immunologie de Pasteur, il y avait aussi Daniel Cohen, qui venait de chez Jean Dausset et qui travaillait en binôme avec un personnage qui va apparaître plus tard dans mon histoire, Bernard Pau. C'est là que l'on a commencé à discuter tous ensemble des nouvelles voies de recherche que permettaient les développements technologiques. Cohen, jeune médecin, a du alors se dire que plutôt que de prendre la voie de la sérologie etc., il était plus intéressant de suivre les gens de Pasteur... Bref en 1981, j'ai décidé de faire un stage post doctoral aux Etats-Unis et je suis parti chez le pr. Jacques Strominger à Harvard, un laboratoire du plus haut niveau mondial en biologie cellulaire et biochimie. J'y ai passé deux ans, pour travailler sur le système HLA et apporter ma compétence en génétique moléculaire.
L'Institut d'embryologie de Nogent-sur-Marne
Au début des années 1980, ce sont les Assises de la recherche organisées par Jean-Pierre Chevènement ; c'est aussi la montée d'une nouvelle génération de chercheurs. Grâce à des contacts avec Nicole Le Douarin qui était venue me voir à Harvard, j'ai pu créer une équipe à l'Institut d'embryologie de Nogent-sur-Marne (Collège de France et CNRS) qui, très rapidement, a compté une quinzaine de personnes. Mon projet consistait à transposer ce que j'avais fait à Pasteur et à Harvard dans le domaine de l'immunologie du poulet. A l'époque où j'étais à l'Institut Pasteur j'avais collaboré avec l'équipe de Jean-Pierre Changeux, notamment Jean Paul Thierry, pour la première description d'une sous-unité du récepteur de l'acétylcholine et c'est lui qui m'a proposé de venir à Nogent. On y a développé les outils de génétique moléculaire pour étudier l'immunologie du poulet (en contrepoint de ce qui était fait sur le système HLA). Comme les trois quarts de l'activité de l'institut d'Embryologie concernaient la neurobiologie, on a d'abord commencé à développer un travail de génétique moléculaire dans ce domaine. Je travaillais avec un chimiste, Jacques Mallet (qui avait fait son post doc chez J-P. Changeux) et un physicien, Bertrand Jordan. Tous les trois, nous partagions un intérêt assez original, au moins par rapport à nos collègues français, pour les développements technologiques. C'est aussi le moment où la PCR arrive... Bref, entre 1983-1987, à Nogent, on commence à avoir des discussions à caractère technologique, stratégique et organisationnel.
Du HLA au génome
Conceptuellement et médicalement, le programme génome humain est né en France. Il a surgi de la communauté HLA, des fameux workshops HLA, grâce à des grands personnages comme Jean Dausset et ses élèves. Aux Etats-Unis, il y avait aussi des chercheurs comme Leroy Hood ou Jacques Strominger. Les workshops HLA consistaient en une forme d'organisation souple qui fonctionnait depuis la fin des années 1960 et où les gens venaient et échangeaient très librement leur méthodes, leurs réactifs etc. Puis en 1982, on a commencé à organiser des workshops internationaux sur la génétique moléculaire de HLA et de l'équivalent chez la souris ; le premier a eu lieu à Oxford. C'est à cette époque que nous avons commencé à collaborer avec l'équipe de Saint-Louis pour mettre en parallèle la sérologie de HLA avec la génétique moléculaire. J'ai publié avec Daniel Cohen et Jean Dausset toute une série de papiers fondée sur ce travail, et qui a montré tout l'intérêt d'étudier le polymorphisme au niveau génétique en complément de la recherche en sérologie. En réalité, la manière dont les choses se sont développées par la suite au CEPH, puis au Généthon, trouve ses origines dans ces workshops . En 1985, à partir de la région HLA, on avait tous les éléments conceptuels pour la connaissance du génome humain. Il ne manquait que deux choses, une organisation ad hoc et un financement. Or ces deux items sont plutôt l'apanage des Américains. Ils n'inventent pas les concepts, mais ils repèrent les gens qui ont des idées et, ensuite, ils font du lobbying politico-administratif... Ce sont donc les Américains qui ont décidé de lancer un programme génome et toute une série de réunions ont eu lieu de 1986 à 1988 pour trouver la formule du Human Genome Project. Je crois que c'est très important toutefois de rappeler que c'est une aventure humaine, européenne et française au départ, avec des ramifications internationales. Puis tout le monde a commencé à se dire : "Et maintenant ?" Nous étions des artisans d'art, on faisait du cousu mains, de la haute couture, et on s'est dit qu'il faudrait qu'on change d'échelle. C'est à ce moment-là qu'on a commencé à se réunir avec Bertrand Jordan, Jacques Mallet, Daniel Cohen, le CEPH, Bertin. Il y avait aussi Jean Weissenbach, un post doc strasbourgeois pharmacien de formation, qui était également à l'autre bout du fameux couloir de l'immuno - génétique à Pasteur... Un endroit finalement assez magique.
Le Centre d'études du polymorphisme humain (CEPH)
Au départ, l'idée géniale de Jean Dausset, elle date pratiquement des années 1950, est de reconnaître que pour soigner une personne, il faut connaitre la génétique des familles. En réalité le polymorphisme génétique, les cartes génétiques, c'est depuis le début l'idée de Daniel Cohen et de Jean Dausset, il suffit de regarder la date de création du CEPH. Le rôle de Daniel a quand même été de convaincre Dausset, déjà un grand ancien à l'époque, tout juste honoré du prix Nobel, qu'il fallait s'engager dans cette nouvelle voie. Avec le legs que ce dernier a reçu (d'une riche collectionneuse de tableaux), ils ont donc décidé de créer le CEPH en 1983. Puis, vers 1987-1988, Maynard Olson, un chercheur américain inventeur des YACs (des vecteurs permettant de cloner des grands fragments d'ADN), vient faire un séminaire à Pasteur. C'est là que Jean Weissenbach dit à Daniel Cohen qu'il serait intéressant de faire la carte physique du génome humain. Je veux dire que l'idée de la carte génétique revient à Daniel Cohen, et celle de la carte physique à Jean Weissenbach, très exactement l'inverse de ce qui s'est passé ensuite au Généthon.
Claude Paoletti et le campus de Villejuif
La fin des années 1980, c'est aussi la fin de ma période nogentaise. On était arrivé à un stade de développement qui posait quelques problèmes. Jean-Paul Thierry est donc parti à l'Ecole Normale Supérieure et j'ai été invité à venir à Villejuif. Au CNRS, le contexte était à la délocalisation en province. On envisageait de raser le campus de Villejuif et de vendre le terrain. Mais Claude Paoletti qui y avait travaillé pendant trente ans avant de migrer vers Gustave Roussy a eu à coeur, une fois nommé directeur des sciences de la vie au CNRS, de revitaliser le campus. Il avait repéré un certain nombre de gens (dont moi) auxquels il a proposé de se regrouper pour lancer des choses nouvelles, il nous voyait un peu comme la relève. Moyennant quoi en 1991, on a créé l''Unite de génétique moléculaire et biologie du développement' (CNRS UPR 420).
Séquencer des organismes modèles
En 1990, on était loin de maîtriser et même de pouvoir sérieusement évaluer autrement qu'à la louche les moyens réels et le timing nécessaire à une opération telle que le séquençage du génome humain. Il était donc logique d'envisager des étapes intermédiaires, comme les cartes physique et génétique pour le génome humain, et le séquençage, plus simple, des organismes modèles comme les bactéries ou la levure. En 1988, Antoine Danchin, au département des biotechnologies de l'Institut Pasteur, avait lançé un projet de séquençage du génome de B. subtilis (4 mégabases) pour lequel j'avais également proposé un schéma d'organisation. Mais à l'époque même les pasteuriens ne croyaient pas à ce type de programme. Il a fallu attendre 1995 après que Craig Venter ait séquençé Haemophilus influenzae pour qu'ils commencent à s'activer et que, finalement, en 1998, soit dix ans après, ils séquencent un génome bactérien. Les gens de Pasteur n'avaient pas la culture de l'industrialisation des procédés, ils voyaient le séquençage comme une collection de choses juxtaposées. Dans chaque programme, on trouvait des dizaines d'équipes où chacun voulait son petit morceau, une méthode qui a d'ailleurs ses vertus lorsqu'il s'agit de faire de l'analyse fonctionnelle, mais pour la partie en amont, le séquençage, ce n'est sans doute pas la plus pertinente.
Le cas de la levure et l'organisation d'un programme de séquençage
Il était tout à fait censé de s'attaquer à ce type de génome et l'organisation du programme de séquençage sous forme d'un consortium européen a été efficace et judicieux. Mais ce n'était pas la seule façon de faire. Le choix de ce type d'organisation reflétait surtout l'existence d'une communauté très active de biologistes, mais aussi les visées monopolistiques de certaines personnes. Je veux dire que l'idée d'André Goffeau d'un réseau européen de 30 ou 40 laboratoires spécialisés dans la levure et donc capables de fait d'exploiter les résultats est excellente. Là où cela commence à être moins bien, c'est lorsqu'on en arrive à cette espèce de mascarade sur les coûts opérationnels. En fait, le séquençage de la levure a coûté beaucoup plus cher qu'il n'aurait dû, ce qui traduit un non professionnalisme dans l'organisation de la recherche. Les coûts ont dépassé d'un facteur cinq ce qui était prévu. De plus, cela a retardé d'autant le développement d'activités de production. C'est ce qu'a très rapidement compris l'une des agences américaines avec ses 'Production Sequences Facilities'. Il ne faut pas se raconter d'histoire. Si on veut faire de la production, il convient de mettre en place des méthodes opérationnelles de production. C'est d'ailleurs pour cela que s'est créé et développé le Généthon, au début dans la plus grande discrétion, pour éviter que les gens de la recherche publique ne viennent s'en mêler. Bref, pour la levure, scientifiquement, il fallait le faire et le réseau c'était très bien. On peut déplorer par contre la manière dont cela a été décliné ensuite en France avec le GREG. Le fait de confier à un mandarin aussi peu doué que Piotr Slonimski pour l'organisation de la direction opérationnelle du programme génome était une erreur d'autant plus grande qu'il a essayé par tous les moyens d'éviter de financer le Généthon.
L'AFM et le Généthon
Avec le Généthon, tout le travail que l'on avait fait depuis 15 ans, Jean Weissenbach, Daniel Cohen et moi s'est cristallisé d'un coup dans l'idée d'un centre intégrant tous les programmes, tous les moyens. Mais ce n'est pas une idée que l'on a vendue à l'AFM, c'est apparu à un moment donné aux yeux de celle-ci comme une opportunité unique. Avant cela, l'AFM avait pris deux décisions stratégiques majeures. D'abord Bernard Barataud, après avoir pris le pouvoir en fédérant les différentes associations concernées par la myopathie, a reconnu ou su écouter des gens qui lui ont dit qu'il y avait un déficit de connaissances fondamentales. Il a créé avec Pierre Birambeaud le Téléthon. Personne n'y croyait à l'époque, mais ils ont réuni 150 millions de francs. C'est la première décision stratégique, une réussite. La seconde a été d'allouer la plus grande partie de ces fonds à la recherche ce qui était complètement à l'encontre des politiques disons d'assistance sociale aux familles de malades, qui restent la stratégie de beaucoup d'associations encore aujourd'hui. Après le premier Téléthon, ils ont recherché de nouveaux bureaux pour l'association et ils ont finalement acheté un immeuble entier (à Evry), parce que cela revenait moins cher. Ils se sont alors retrouvé avec un espace immense dont ils ne savaient trop quoi faire au départ et ils ont décidé d'y installer une banque d'ADN ce qui leur permettait de s'affranchir de la lourdeur administrative du système hospitalo-universitaire et public de recherche. Puis de fil en aiguille, après des discussions, s'est imposée l'idée de créer un véritable laboratoire regroupant toutes les composantes, informatique, robotique, banques de cellules et grands programmes. C'est comme cela qu'est né le Généthon. Initialement, ils ont commencé à développer deux programmes, la carte génétique avec Jean Weissenbach, la carte physique avec Daniel Cohen et je suis arrivé un peu après.
La génomique fonctionnelle
Je suis donc venu au Généthon fort de mes liens avec Jean Weissenbach et surtout avec Daniel Cohen. Mon idée était de promouvoir ce qu'on appelle aujourd'hui la génomique fonctionnelle. On démarrait les premières cartes physique et génétique, mais il fallait penser à intégrer tout cela. Intégration, cela veut dire s'intéresser aux aspects fonctionnels que l'on peut aborder par le biais des transcrits, les ADNc, toute la méthodologie inventée par l'équipe franco-suisse autour de Philippe Kourilsky, François Rougeon, Bernard Bach... J'ai fait la remarque à Cohen et à Weissenbach qu'ils n'avaient pas prévu de programme à visée fonctionnelle. Ils m'ont dit : "On fait le programme génome tel qu'il a été défini par les Américains, la carte physique, la carte génétique puis la séquence.
- A mon avis, il faudrait y intégrer aussi une approche fonctionnelle... " Je n'étais d'ailleurs pas le seul à le penser, au Japon il y avait Kenishi Masubara, en Europe Sidney Brenner, aux Etats-Unis Leroy Hood. Daniel Cohen m'a dit : "Tu as raison. Il faut convaincre Hubert Curien, le ministre de la Recherche, que c'est important, écris lui". J'ai pris ma plus belle plume et j'ai envoyé une lettre où je faisais un parallèle entre le programme de séquençage et la fusée Ariane : "on a fait le premier et le second étage (les cartes), il manque le troisième étage, la partie fonctionnelle ". Rapidement, je suis convoqué au cabinet de Curien. Ils étaient précisément en train d'essayer de lancer le GIP 'Génomes' : "Faites nous des propositions, il va y avoir un appel d'offre. Envoyez nous une lettre d'intention"... Le 21 avril 1990, on me dit : "Non pas de lettre d'intention. Il nous faudrait le dossier complet pour le 25 avril". Avec mes collaborateurs, dont Marie Dominique Devigne, on a passé trois jour et demi pour écrire 750 pages, c'est-à-dire 'Genexpress', la version génomique fonctionnelle du programme génome fondée sur la technologie des ADNc... Le 25 avril, je suis invité par François Gros, le directeur de l'Institut Pasteur pour rencontrer Bernard Barataud. J'envoie donc Marie Dominique Devigne déposer le dossier au ministère, et je vais à Pasteur en en prenant une copie avec moi. Je commence à discuter avec François Gros, Bernard Barataud étant retenu à l'hôpital Necker où il relançait un certain nombre de programmes de recherche médicale. Finalement, il arrive et François Gros se met à décrire notre programme avec beaucoup d'enthousiasme. Bernard Barataud demande alors : "Avez vous une proposition à faire ?
- Oui, voilà ce que l'on est en train de déposer au Ministère.
- Bon, on va examiner cela au niveau de notre conseil scientifique pour voir comment on pourrait l'intégrer dans l'ensemble que l'on est en train de mettre en place".
Dans les vingt quatre heures qui suivent, je reçois un message de Jean-Louis Mandel à Strasbourg, disant que l'Union Européenne voudrait lancer un programme et qu'ils ont besoin de laboratoires pour participer à la partie génomique fonctionnelle : "ils ont un million d'écus dont ils ne savent que faire, envoies leur une lettre d'intention ". Je prends notre rapport, je le traduis en anglais, je le faxe et je reçois une invitation à venir à Londres pour en discuter avec Ed Southern ainsi que des collègues Allemands, Italiens et d'autres Anglais.
Southern me demande : "Est-ce que vous êtes prêts à coopérer avec les Anglais ?
- Evidemment, puisqu'on travaille dans le même domaine ".
J'ai appris depuis que cette réponse nous avait valu de récupérer le million d'écus que l'Union Européenne ne voulait pas donner au seul laboratoire de Sidney Brenner. On soumet donc toutes ces propositions au ministère de la Recherche, je passe devant le conseil scientifique de l'AFM au début du mois de juin et puis l'été arrive. Plus rien ne se passe...
Un financement conséquent
Côté CNRS, l'installation de Villejuif avançait cahin-caha... Et puis un jour de septembre je reçois une enveloppe de l'AFM avec un chèque de 500 000 F et un mot : "Ca, c'est pour commencer le travail". Entre temps, le ministère avait aussi examiné le projet et nous avait attribué une somme de 800 000 F, mais il nous demandait de compléter notre dossier. Daniel Cohen et moi avons alors fait quelque chose qui nous a beaucoup été reproché par la suite. A l'époque, obtenir plus d'un million de francs représentait déjà un beau contrat, mais nous savions que pour développer les activités que nous envisagions, il allait nous falloir des dizaines voire des centaines de millions de francs. Donc j'ai complété mon dossier au ministère en demandant 10 MF pour la première année. Je suis alors reconvoqué au cabinet du ministre pour m'entendre tenir à peu près le langage suivant : "Bon, vous demandez 10 MF, mais vous savez qu'il y a des gens qui ne vous aiment pas trop. Ils vous trouvent trop gourmands. Dites nous ce dont vous avez réellement besoin pour démarrer ?
- 7,5 MF nous suffiraient" et on les a obtenus.
L'installation de 'Genexpress' à Généthon
Le 15 octobre 1990, l'AFM lance le Généthon. Daniel Cohen, Jean Weissenbach et compagnie invitent Claude Paoletti. Celui-ci rencontre Bernard Barataud qui lui pose la question : "Qu'est-ce que l'on peut faire avec le CNRS ?
- Chez nous, répond Paoletti, il y a le programme 'Genexpress' sur lequel je suis en train de mettre le paquet
à Villejuif, mais cela prend du temps.
- A l'AFM, on connaît ce projet. On l'a d'ailleurs déjà un peu financé et on serait prêt à faire plus. Qu'en pensez vous ?
- D'accord, il faudrait que l'on en reparle ".
Barataud m'invite donc à Evry : "Il faut y aller sinon on va avoir du retard dans ces programmes. Nous on est prêt à mettre le paquet". Je me souviens que ce jour-là, il avait la visite d'une délégation, et il dit : " Voilà nos directeurs scientifiques ". Me voilà donc bombardé de facto directeur scientifique au Généthon ! Dans l'heure suivante, on a eu une réunion à cinq, Bernard Barataud, Gérard Peirano, Daniel Cohen, Jean Weissenbach et moi, durant laquelle on a pris des décisions opérationnelles qui ont déterminé tout le reste. Barataud a simplement dit : "Il y a le Téléthon dans un mois et demi, on a récolté 180 MF la fois précédente. Tout ce qui dépasse 190 MF dans le prochain, c'est pour développer les nouveaux programmes". Le Téléthon arrive et le compteur s'élève, 190, 200... Le programme était financé.
A Evry, Barataud a libéré un étage occupé par l'administration de l'AFM et demandé à Gérard Peirano de tirer les plans pour l'installation du laboratoire (Peirano est un homme du métier, un ancien des Offices HLM). En huit jours, on avait les plans et on s'est réuni au CNRS : Paoletti n'en revenait pas ! Pour recruter du personnel, on a fait des appels à des écoles de techniciens. Bref, l'AFM a créé un laboratoire de 500m2, l'a équipé pour 10 MF de matériel et y a recruté une dizaine de personnes. On l'a inauguré le 6 juillet 1991 en présence de Jean Dausset, de François Gros... Je me souviens d'un représentant du CNRS estomaqué qu'on ait pu réaliser en dix semaines ce que l'Etablissement public n'aurait probablement pas pu réaliser en dix ans.
'Genexpress' et l'exemple Généthon
Dans mon esprit, le programme Genexpress était un programme tripartite pouvoir public, association, industrie. J'avais dit que j'étais d'accord pour venir à Evry dans la mesure où on aurait cet équilibre dans lequel les pouvoirs publics jouraient leur rôle, l'association aussi et où on mobiliserait les forces industrielles. Car l'enjeu, à terme était aussi industriel. Mais on a raté le virage. On avait des contacts avancés avec l'industriel 'Sanofi' qui ont capoté pour des raisons de personnes. Exit le volet industriel. C'était bien dommage, mais peut être qu'à l'époque la culture de l'AFM ne permettait pas d'insister sur cet aspect des choses. En fait l'AFM était surtout désireuse d'une forte interaction avec la recherche publique. Du coup, le deal Généthon est devenu 50/50 Association-recherche publique (avec des financements français et européens). Ce qui était quand même un engagement fort de la recherche publique par rapport aux autres programmes du Généthon, financés quant à eux à 95 % par l'AFM. On a donc démarré sur ces bases. Un certain nombre de chercheurs et de techniciens de mon unité de Nogent ont commencé à piloter la création du laboratoire d'Evry. Les moyens étaient plus de dix fois supérieurs à ce que l'on avait l'habitude de voir dans la communauté scientifique. Par la suite le Généthon a connu un fort développement et en cinq ans, on a réussi à créer le premier laboratoire au monde qui intégrait l'ensemble des éléments nécessaires à l'étude du génome humain et qui montrait surtout qu'un 'Centre Génome' cela avait un sens. Evidemment, les Anglais et les Américains se sont empressés de nous imiter, puis les Allemands, les Chinois et les Japonais ont suivi. Mais on a fait quelque chose de nouveau, de vraiment incroyable vu le contexte français, et qui a été jugé exemplaire par toute la communauté internationale.
Genset
Au moment des élections de 1993 Daniel Cohen a réussi à faire reconnaître le CEPH comme une fondation, ce qui permettait une dotation de l'Etat de plusieurs dizaines de millions de francs. Mais très rapidement il s'est révélé que ces moyens étaient insuffisants. Il a donc fait le choix de passer avec armes et bagages du coté du privé, ce qu'il a fait dans des conditions assez rocambolesques. Confronté aux carences des pouvoirs publics, mais aussi motivé par l'intérêt personnel, il s'est engouffré dans la brèche. Je ne peux lui donner complètement tort, mais je considère que son départ a été une perte pour la recherche publique et pour la collaboration recherche-industrie. En revanche, lorsqu'il est passé à Genset, je n'ai pas apprécié la manière dont il a lancé une OPA très inamicale à notre égard. Comme je m'y étais opposé, l'AFM s'est retrouvée dans un contentieux tendu avec Genset... Il y a eu de sa part une volonté quelque peu hégémonique, notamment au détriment de Jean Weissenbach... Alors que j'essayais d'intervenir entre mes deux collègues, j'ai pris aussi quelques coups (de l'un comme de l'autre d'ailleurs), mais ainsi va la vie. Il reste qu'entre 1993 et 1997, on a réussi à démolir le potentiel surgi de manière assez surprenante lors de la création du Généthon. Pendant ce temps, les Anglais organisaient le Sanger Center, les Américains lançaient leurs grands centres de séquençage...
Le déclin du Généthon
Cette réalisation exemplaire a été torpillé par la direction politico-administrative de la recherche française. Pourquoi ? Parce que le Généthon était antinomique avec leurs réseaux de décision, parce qu'il s'agissait d'une entité développée en dehors de leur contrôle... Aujourd'hui, quand on va à l'étranger, les gens vous interrogent : "Mais qu'est-ce que vous avez fait de cette grande réussite qu'était Généthon ?" On a fait un certain nombre d'erreurs. Un exemple, en 1994, on avait préparé un accord avec 'Applied Bio system' dans lequel il fallait mettre 5 MF ce qui nous aurait permis de faire ce qu'à fait Craig Venter avec 'Celera', et puis cela ne s'est pas fait...
Le Génopole d'Evry
En 1992, Bernard Barataud, Daniel Cohen et moi étions allés voir Claude Paoletti pour lui proposer le concept de Génopole. Pendant cinq ans, on s'est heurté à des oppositions majeures. Ce qui en a été fait par la suite est très loin de ce qui aurait pu, ou dû, être fait. C'est le général Mac Arthur perdant les Philippines au début de la guerre du Pacifique : pas assez, trop tard... En 1995, Barataud a profité des élections présidentielles pour dire qu'il avait l'intention de développer un 'Génopole'. Il avait déjà identifié un terrain en face de Généthon où nous pourrions développer nos activités. Il a fait des propositions aux pouvoirs publics qui, comme d'habitude ont fait l'autruche, en disant "l'AFM va continuer à payer". Mais Barataud est un malin, il s'est dit que la seule manière de les faire réagir était de dire qu'il allait tout arrêter. Il a pris son téléphone et il a appelé le ministère : "J'envoie un camion et un autocar avec le matériel et le personnel et vous vous débrouillez ". Ils ne l'ont pas pris au sérieux. Puis l'élection présidentielle a débouché sur le résultat que l'on sait (J. Chirac), il y a eu beaucoup de mouvement de responsables, tout le monde s'est renvoyé la balle... Bref, j'ai fini par rapatrier nos activités à Villejuif.
Retour à Villejuif, le consortium IMAGE
A Villejuif, on a fini par créer un département de recherche et on est passé de 15 à 60 personnes. On a réussi à faire ce que l'on n'avait pas réussi au début de Généthon, à savoir passer des conventions de recherche avec 'Rhône-Poulenc', 'Sanofi', 'SyntheLabo'... On a également monté notre propre centre de séquençage. En 1993, j'ai créé avec trois collègues nord-américains (du NIH, du DoE, et de l'université Columbia) un consortium international dénommé 'IMAGE' (Intégration au niveau moléculaire de l'analyse du génome et de son expression). Aujourd'hui, huit ans après, nous sommes encore deux à être dans le milieu académique ; les deux autres sont maintenant de hauts responsables d'entreprises, l'un a créé 'Cell Logic' (une biotech génomique) et l'autre est devenu le vice-président de 'Novartis' (une pharmacogénomique). L'idée d''IMAGE' était d'organiser le partage des connaissances, des ressources, des méthodologies, pour se concentrer sur la valorisation économique des médicaments et des développements diagnostiques et thérapeutiques. Aujourd'hui, IMAGE est devenu 'EPIC' (expression profile international consortium ), ce qui est aussi un jeu de mot provocateur, EPIC dans le jargon administratif français signifie 'Etablissement public à caractère industriel et commercial'. Nous lançons un programme prospectif de dix ans sur les profils d'expression - transcriptomes, protéomes, métabolomes - à visées fondamentales et appliquées.
Le Centre National de Séquençage
En matière de séquençage, je pensais qu'il fallait créer non pas un, mais plusieurs centres. Secundo, je disais qu'il fallait faire envisager dès le départ les transferts technologiques vers l'industrie, exactement l'inverse de ce qu'a fait le Centre National de Séquençage (CNS). Le paradoxe de l'histoire est qu'au début du Généthon, Jean Weissenbach était contre l'idée de créer un centre de séquençage sur l'argument qu'on allait travailler pour les Américains, il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort. Et puis il a été nommé directeur du CNS à Evry. C'est un grand scientifique, qui a fait une brillante carrière à l'Institut Pasteur (à la fin des années 1980, dans les commissions du CNRS, c'est moi qui l'ai poussé contre son voeu à demander son passage au grade de DR1). Cela dit, j'avoue ne pas comprendre comment quelqu'un comme lui peut trouver son compte dans l'administration d'un centre de production, d'un laboratoire de service inséré dans une structure sans âme. C'est vrai qu'il s'est fait forcer la main. Il voulait développer son centre rue des Saint-Père, à la faculté de médecine. Je lui avais d'ailleurs posé la question : "Jean, si tu n'es d'accord ni sur la stratégie ni sur la localisation, pourquoi acceptes tu ?
- Bah... Tu sais à Pasteur on me pousse dehors".
Ce n'est pas quelqu'un de vindicatif. Cela dit, quand on est confronté à des choix de ce genre, on assume. Je le lui ai dit. Du coup nos rapports se sont un peu rafraichis. Par la suite, a été créé à Evry un Centre National de Génotypage (CNG), ce que l'on aurait dû commencer par faire dès le début. On a mis à sa tête Mark Lathrop, quelqu'un de très bien. Mais c'est la même chose, on n'arrive pas à savoir ce que fait ce centre. Même les gens qui l'ont créé trouvent curieuse la manière dont il fonctionne. Moi, quand j'avais proposé de faire un institut de génomique fonctionnelle à Evry, on ne m'a jamais répondu. J'avais préparé un dossier, mais personne ne m'en a jamais parlé, et un beau jour j'ai découvert que mon projet avait été découpé en petits morceaux pour être distribués aux petits copains, l'un entre les mains du conseiller direct de l'ancien ministre de la recherche qui s'est parachuté à Evry pour y créer son propre institut, l'autre au CEA et ainsi de suite... Au moment de la fermeture de Généthon, une grande partie de notre personnel qualifié a été affectée d'autorité au Centre national de séquençage et une autre partie au CEA et à Genset. On s'est fait complètement piller. Il n'y pas d'autre mot. Aujourd'hui, un travail sociologique intéressant serait de retracer l'historique de la centaine (à peu près) de personnes que nous avons formées en dix ans.
La recherche contractuelle...
A la fin des années 1990, j'étais un peu découragé, j'étais sur le point de repartir aux Etats-Unis. Il est très probable que si je l'avais fait, je serais aujourd'hui à la tête d'un centre génome ou d'une entreprise américaine. Mais il y a eu des changements d'équipe au CNRS et on s'est dit, "Tiens voilà des gens qui vont faire bouger les choses". J'ai évoqué plus haut la personne de Bernard Pau, un pharmacien d'origine, binôme de Daniel Cohen au cours d'immunologie de Pasteur. Je le connaissais parce qu'une de nos équipes travaillait sur le HLA, le CD4, le VIH (le virus du sida), et avait des relations avec son laboratoire ('Sanofi') installé à Montpellier. Je l'avais aussi rencontré dans le cadre de discussions sociales, éthiques, lors d'un petit colloque organisé à Montpellier. Un beau jour, je vois dans l'organigramme du département SDV du CNRS qu'il est nommé conseiller pour la biotechnologie. J'ai pris contact avec lui et il m'a aidé à développer notre service de séquençage avec une société basée à Grenoble ; on a alors développé la recherche sur contrats. Aujourd'hui, nous n'avons plus aucun soutien financier des programmes génomiques lancés depuis 1997 par les pouvoirs publics. On a par contre une douzaine de partenaires industriels ; on a des contrats de recherche avec 'Rhône-Poulenc', 'Sanofi', 'SyntheLabo'... On en a un en cours avec le groupe 'Avantis' ; il s'agit de commercialiser un médicament pour le traitement du cancer du colon, le "Campto", qui a obtenu son autorisation de mise sur le marché, mais qui malheureusement provoque parfois des résistances chez le patient. Grâce à Bernard Pau à Montpellier, le centre anticancéreux (laboratoire du secteur public), a signé avec nous un accord de deux millions et demi d'Euros, ce qui n'est pas mince. L'objectif est double : premièrement comprendre les mécanismes de résistance à ce médicament dans ce type de traitement dans le cadre d'essais cliniques et, évidemment, contourner ces résistances pour développer des traitements adjuvants ou améliorer la pénétration et l'efficacité médicale de ce médicament. Evidemment nos travaux contribueront à augmenter les revenus de l'entreprise 'Aventis'. Mais cette valorisation économique permettra d'engranger des revenus qui permettront de financer une recherche publique aujourd'hui chichement dotée par l'Etat. Nous avons également un bon partenariat avec l'Institut Pasteur. Il est d'ailleurs étonnant qu'on ignore en France que Pasteur a un excellent taux de retour sur investissement pour sa recherche fondamentale (40 % de leur budget consolidé provient des redevances de leurs brevêts). Voilà le genre de dynamique qu'il faudrait impulser dans les EPST...
...pour redynamiser la recherche française ?
A mon avis il faudrait deux choses tellement simples qu'elles sont probablement impossibles à réaliser. La première consisterait à décréter l'incompatibilité stricte du cumul des fonctions. Quand on regarde tous les problèmes que l'on a rencontrés au cours des années passées, on constate que les conflits d'intérêts sont dus a des gens qui sont à la fois juges et parties. Personnellement, je me suis retiré de toutes les instances d'évaluation en France, je ne fais plus d'expertise qu'au niveau européen et international. Je pense que nos EPST ne devraient avoir que des experts externes. La deuxième chose est encore plus irréaliste, il s'agirait de dégraisser notre épouvantable bureaucratie scientifique. Quand je suis revenu en France en 1983, je pouvais prendre mon téléphone, discuter avec le directeur des SDV, et il me donnait rendez-vous le lendemain. En discutant avec lui un quart d'heure, je pouvais obtenir un budget de 500 000 F pour le laboratoire. Aujourd'hui, un chercheur de trente ans, qui veut faire la même chose, il lui faudra faire des tonnes de paperasserie et six mois d'aller et retour... Donc, je propose de faire une expérience 'à la Claude Bernard', on enlève toute les couches intermédiaires de l'administration et on regarde : le système se remettra peut-être à fonctionner spontanément.
Question d'éthique, la brevetabilité du vivant
Pour moi, l'histoire commence en fait avec Bernard Barataud qui reçoit un appel du commandant Cousteau, qui était venu visiter le Généthon. Il lançait sa pétition internationale pour les droits des générations futures, une initiative qui a été à l'origine du sommet de Rio. Il avait convaincu le président Mitterrand que la France devait être le premier pays à créer un comité dont la vocation serait de conseiller les pouvoirs publics sur les conséquences du progrès technologique. Il prévoyait un conseil composé de neuf personnalités dont trois par des grandes associations d'intérêt général. Bref, l'AFM a proposé ma candidature puisqu'on commençait à débattre de la manière d'exploiter les résultats de la génomique. C'est ainsi qu'en 1992, Barataud et moi avons été auditionnés par l'Office des Choix Technologiques et Scientifiques. Derrière ces discussions, il y avait évidemment la volonté des Américains de breveter des séquences de génomes qui allait à l'encontre de toutes les pratiques habituelles. Pratiques qu'un certain nombre de gens, notamment dans les milieux associatifs, académiques, voire industriels, considéraient comme parfaitement anormales. Je me suis donc retrouvé en quelque sorte le porte parole de cette contestation. J'ai publié des textes jusqu'au jour où François Gros qui était un très bon ami de Federico Mayor, le secrétaire général de l'UNESCO lui a suggéré que cela pourrait intéresser l'organisme international. Finalement, en 1997, l'UNESCO a adopté une déclaration sur le génome humain et les droits de l'homme qui a été présentée l'année suivante à l'ONU et votée à l'unanimité de ses 186 délégations.