Les IHU, modèles d’innovation en santé, sont remis en question
Le report sine die du financement de ces structures biomédicales a déclenché un vent de fronde, sur fond de soupçons de conflit d’intérêts.
Florence Rosier et Pascale Santi, Le Monde, 24 octobre 2017
Stupeur et tremblements, dans le petit monde de la recherche hospitalo-universitaire. Le 2 octobre, un communiqué de presse fort discret mettait le feu aux poudres. Signé des ministres de la santé, Agnès Buzyn, et de la recherche, Frédérique Vidal, il chamboulait les règles d’un jeu dont les cartes avaient déjà été battues. Depuis des mois, 19 candidats planchaient avec ferveur. Chacun montait son projet de centre dédié à l’innovation en santé. L’enjeu : empocher une mise de 35 à 55 millions d’euros sur dix ans, en réponse à un appel à projets de l’Agence nationale de recherche (ANR), pour créer un institut hospitalo-universitaire (IHU). Las ! Le 2 octobre, cet appel à projets était brutalement stoppé, reporté sine die. Le financement était réduit de moitié (100 millions d’euros au lieu des 200 initialement prévus). Il ne concernait plus que deux IHU au lieu de trois. Enfin, les règles de montage de ces structures étaient remaniées. Cela, dix jours seulement avant la clôture des dépôts de dossiers. Les IHU sont des structures à part. Leur mission : favoriser la créativité dans le domaine de la santé. Leur force : rassembler en un même lieu - un Centre hospitalier universitaire (CHU) - des équipes de recherche, de soins et de valorisation autour des patients. Leur philosophie : créer ainsi de puissantes synergies pour inventer les traitements du futur. Les six premiers IHU ont été fondés en avril 2011, dans le cadre du Programme d’investissements d’avenir (PIA-1) financé par le Grand emprunt, lancé par le président Nicolas Sarkozy. Chacun d’eux, sélectionné par un jury international, se consacre à un enjeu de santé publique : les maladies digestives et la chirurgie mini-invasive (IHU MIX-Surg, à Strasbourg), les maladies infectieuses (IHU Méditerranée infections, à Marseille), les maladies génétiques (IHU Imagine, à l’hôpital Necker à Paris), cardiaques (IHU Liryc, à Bordeaux), neurologiques (IHU-A-ICM) ou métaboliques (IHU-ICAN), ces deux derniers étant hébergés à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, à Paris.
Médecine de demain
Le président François Hollande a poursuivi une politique de soutien de ces structures. « C’est la médecine de demain qui s’élabore dans ces IHU ; c’est ici que s’inventent aussi l’économie de demain, les technologies de demain », déclarait-il ainsi le 6 avril 2016. Quelques mois plus tôt, un jury international avait évalué ces IHU après leurs cinq premières années de vie. Verdict : « les résultats ont dépassé les projections initiales », en termes de qualité des recherches et de potentiel de valorisation industrielle. Un second appel à projets « IHU-2 » était donc lancé le 23 mars 2017, pour trois nouveaux IHU. Mais le couperet de son arrêt, le 2 octobre, est tombé. « L’évaluation à mi-parcours confirme le grand intérêt scientifique des projets mais soulève des questions à ce jour non résolues concernant la gouvernance et le modèle économique à terme », écrivent Agnès Buzyn et Frédérique Vidal dans leur communiqué. « Les projets soumis devront […] proposer une gouvernance sans fondation support afin d’associer pleinement le CHU, l’université et l’organisme de recherche », enjoignent les ministres. Or, tous les IHU actuels ont le statut de fondation. Cinq sont des Fondations de coopération scientifique (FCS). « Supprimer cette nature juridique de fondation, c’est dénaturer la philosophie des IHU, s’attriste le professeur Stanislas Lyonnet, à la tête de l’IHU Imagine, institut des maladies génétiques. C’est le seul objet juridique que je connaisse qui ait montré son efficacité pour répondre à notre mission d’innovation. » Une fondation confère aux IHU la flexibilité et la réactivité nécessaires pour lancer rapidement des programmes de recherche, engager des chercheurs d’excellence, passer des contrats avec des industriels, « parfois rebutés par la complexité du système public français. » « Une Fondation permet d’agir dans l’intérêt commun, au bénéfice de l’ensemble des membres fondateurs », renchérit le professeur Michel Haïssaguerre, directeur de l’IHU Liryc.
Des modes de gouvernance jugés trop complexes
D’où vient la décision de supprimer le statut de fondation dans la gouvernance des futurs Instituts hospitaliers universitaires (IHU) ? Elle s’appuie notamment sur un rapport conjoint de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR), a déclaré l’entourage de la ministre de la santé à l’Agence de presse médicale (APM). Ce rapport, remis aux ministres de la santé et de la recherche en décembre 2016, n’a été rendu public que le 16 octobre 2017 – après le tohu-bohu déclenché par le communiqué de presse du 2 octobre. En fait, les conclusions de ce rapport sont nuancées. « Les résultats de ces politiques scientifiques sont prometteurs et ont été reconnus comme tels par le jury international à mi-parcours. Ils sont toutefois difficiles à objectiver, compte tenu de l’intrication des structures et des responsabilités », notent les deux inspections. « Même limités à six, les IHU créés en 2010-2011 se caractérisent par une forte diversité », relèvent-elles aussi. Par ailleurs, « les politiques de partenariat industriel et de valorisation conduites par les IHU donnent lieu à des perspectives porteuses, mais dont il ne faut pas surestimer la contribution possible à une éventuelle autonomie financière ». C’est un fait : ce rapport pointe les « modes de gouvernance » des IHU. Ils sont jugés « complexes » et « leur transparence n’est pas toujours optimale ». Les inspections retiennent « l’impression d’un empilement des structures et d’une grande complexité des combinaisons partenariales ». Elles préconisent donc une « simplification des structures ». Il y avait des doublons, par exemple. Mais depuis fin 2016, certains IHU ont simplifié leur gouvernance, notamment en fusionnant les fondations doublons. De son côté, au printemps 2017, le rapport du jury international, présidé par le professeur Richard Frackowiak, jugeait le mode de gouvernance actuel des IHU, à travers des fondations, « en général satisfaisant », « ni trop lourd ni trop compliqué ». Le premier à réagir, le 2 octobre, est le professeur Philippe Froguel, porteur d’un projet d’IHU sur le diabète, à Lille. Dans une série de tweets, il dénonce « une république bananière », et « le mépris incommensurable du gouvernement pour les centaines de gens qui ont préparé les dossiers IHU. » L’indignation s’étend. Les doyens de médecine, les présidents d’université et les directeurs de CHU déplorent à leur tour une « décision inconcevable sur la forme » et brutale. Puis c’est le président du jury international chargé d’évaluer ces projets qui démissionne, le 6 octobre. « L’appel d’offres initial a été transformé sans discussion préalable ni information du jury ; cela change complètement mon mandat », déclare le professeur Richard Frackowiak. Pour lui, les IHU sont un « projet unique au monde, un grand atout » pour la France. Ils ont montré des résultats « remarquables » en termes de fonds levés, de publications scientifiques, d’étudiants et de chercheurs de haut niveau recrutés. « Je souhaite que ces projets continuent, dit-il, en conservant deux éléments importants : leur statut de Fondations, qui leur offre autonomie, agilité et capacité d’interagir avec de nombreux partenaires, dans un écosystème local performant ; et un jury d’évaluation international », qui évite les partialités nationales. Un autre candidat à l’appel d’offres IHU-2 exprime son désarroi. « Nous sommes en pleine tourmente, se désole le professeur José-Alain Sahel, directeur de l’Institut de la Vision à Paris. Apprendre par un communiqué de presse, dix jours avant la date limite de dépôt des dossiers, que tout est remis en question, c’est extrêmement déstabilisant. Depuis des mois, nous travaillons d’arrache-pied pour monter un projet créatif, imaginatif, ambitieux. Ce label d’IHU, nous l’attendons depuis sept ans. Il nous offrirait un soutien pérenne, une visibilité accrue et une opportunité unique de développer nos partenariats internationaux et industriels. »
Questions de gouvernance
« J’entends bien que le modèle des IHU n’est pas parfait. En particulier, des questions de gouvernance restent posées », poursuit-il. Il rappelle ce mal français : on préfère souvent créer de nouvelles structures, qui s’empilent sur les précédentes, sans résoudre les problèmes de fond. Les IHU seraient-ils une de ces nouvelles couches ? Non, tranche le professeur Sahel. « Les IHU sont des modèles uniques pour fédérer l’ensemble des acteurs et amplifier leurs efforts. Ils offrent une visibilité et une attractivité internationale. » Amer paradoxe, pour les porteurs de projets d’IHU : encore en gestation, leurs « bébés » sont menacés au moment même où Matignon annonce, le 2 octobre, son « Grand plan d’investissement 2018-2022 » de 57 milliards d’euros. Mais la santé, regrette Philippe Froguel, ne semble pas figurer dans les priorités de ce plan. « Pour nous, cet arrêt du 2 octobre sonne comme un signal négatif, regrette Stanislas Lyonnet. Le risque est qu’on laisse dépérir à petit feu nos fondations, encore très jeunes, avant que nos IHU aient pu faire la preuve que leur financement n’est pas une simple dépense de recherche, mais bien un investissement pour l’innovation. » « Le modèle des IHU répond exactement aux ambitions du gouvernement : excellence, caractère international, leadership scientifique, partenariat public-privé, innovations génératrices de futurs emplois », assure Michel Haïssaguerre. Mais « Les ministères chicanent et se crispent sur la gestion opérationnelle. » Il juge « arbitraire et irrationnelle » cette remise en cause de leur gouvernance, au regard de leur réussite globale et des services rendus. Dans une lettre adressée au Premier ministre le 10 octobre, les 6 directeurs d’IHU rappellent « les indicateurs objectifs de succès » de ces structures. En cinq ans d’existence, les 6 IHU ont produit 123 recommandations définissant les standards internationaux de santé. Ils ont publié plus de 12 200 articles scientifiques dans les meilleurs journaux scientifiques. Ils accueillent 27 % de chercheurs venant de l’étranger, soit près du triple de la moyenne des labos français. Ils ont déposé 183 brevets et créé 28 start-up. « A ce jour, la France a investi 270 millions d’euros dans nos six IHU, dans le cadre du PIA-1. Or cet investissement est loin d’être une simple dotation de recherche dépensée ! Il a eu un effet levier très puissant : en cinq ans, nous avons généré 388 millions d’euros, dont la totalité a été réinvestie dans la recherche, l’innovation et le soin », ajoute Stanislas Lyonnet.
Liens d’intérêt
Dans un contexte aussi politique, un lien d’intérêt pose question. C’est le lien marital entre le PDG de l’Inserm, Yves Lévy, et la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. « L’angle d’attaque de certains montre bien les intérêts en jeu », déplore le ministère de la Santé. Pour autant, c’est « un secret de polichinelle », estiment les acteurs du domaine : le patron actuel de l’Inserm n’a jamais vu d’un bon œil les IHU - contrairement à son prédécesseur, André Syrota, qui a vu naître ces structures et semblait assez convaincu du modèle. « Il est regrettable, pour les citoyens que nous sommes, que l’Inserm perçoive les IHU comme des concurrents plutôt que comme des partenaires-clés, alors même que l’enjeu commun doit être la réussite de la recherche française dans la compétition internationale », se désole Michel Haïssaguerre. « Yves Lévy nous le répète : pour lui, les IHU sont des unités de recherche comme les autres ! », dit-il. Sollicité par Le Monde, le PDG de l’Inserm n’a pas donné suite. De fait, dans une note du 9 septembre, l’Inserm recommandait aux porteurs de projets d’IHU de privilégier une structure juridique alternative aux fondations : un contrat de type « Groupement d’intérêt scientifique » (GIS). Ce montage serait plus favorable à un contrôle par les cofondateurs publics. Mais « un GIS ne fonctionne pas pour un IHU ! », estiment les porteurs de projets interrogés. Pour prévenir tout conflit d’intérêt, la ministre de la Santé avait annoncé qu’elle se « déporterait » sur Matignon des dossiers concernant l’Inserm. « C’est Matignon qui gère les IHU », confirme-t-on au ministère de la Santé. Pourtant, c’est bien Agnès Buzyn qui cosigne le communiqué du 2 octobre. C’est parce que « les IHU sont des structures hospitalières », répond le ministère. Une situation cornélienne. « De Matignon ou des ministères, qui pilote l’avion ? On ne sait plus ! », regrette un expert. « L’ensemble de la communauté se pose cette question du conflit d’intérêt, analyse Philippe Froguel. Mais cela ne signifie pas que les décisions ont été déloyales. Et ce n’est pas là le cœur du problème. » Il se dit « très admiratif de ce qui a été accompli depuis 2011, dans le cadre des PIA. Mais il faut dix ans ou plus pour bâtir quelque chose de solide - et six mois pour le détruire ! L’Etat doit garder une ligne politique constante dans ce domaine. » Le 17 octobre, 14 des 19 porteurs de projets d’IHU-2 adressaient une lettre au Premier ministre et aux ministres de la Santé et de la Recherche. Leurs revendications : la clôture du nouvel appel d’offres le 31 décembre 2017, le maintien d’un jury international de haut niveau, la préservation d’une enveloppe IHU de 200 millions d’euros, et l’assurance d’une liberté de gouvernance. Ce sursaut pourrait contraindre l’Elysée à se mêler du dossier.