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Cent ans de chirurgie française

Par le pr. JEAN-CHARLES SOURNIA (membre de l'Académie de médecine et de l'Académie de chirurgie), Le Monde, 10 décembre 1984

 

Pour célébrer son centenaire, l'Association française de chirurgie (née en 1804) a réuni un congrès avec deux mille participants. Cette organisation tient dans la vie médicale française une place particulière qui relève autant de son caractère professionnel que des techniques utilisées par ses membres.

Une rétrospective de la chirurgie française montre une histoire pour le moins agitée. Pendant de nombreux siècles, les barbiers ou les chirurgiens-barbiers, qu'ils soient porteurs de robes courtes ou de robes longues, ont été considérés avec mépris par les docteurs-médecins des universités, jusqu'à ce que le roi, créant en 1731 l'Académie de chirurgie, au grand dépit de la Faculté de Paris, assure l'indépendance des chirurgiens à l'égard des barbiers et des médecins, et réglemente la profession. La naïveté égalitaire de la Convention allait supprimer les académies, les sociétés savantes et les facultés, mais le Directoire rétablit bien vite trois écoles de médecine où étaient décernés des diplômes, dont la possession était nécessaire pour pratiquer la chirurgie : cette discipline était désormais admise au rang d'une discipline médicale comme une autre. L'unicité enfin établie fut encore sanctionnée par la création en 1821 de l'Académie royale de médecine, qui comprenait une section de chirurgie, à côté des sections de médecine, de pharmacie, d'art vétérinaire, etc. A cette époque, la Société de chirurgie reconstituée avait une existence encore modeste, elle ne reprendra son titre d'Académie de chirurgie qu'au milieu du XXe siècle. La chirurgie française de la Restauration brilla d'un vif éclat, car, encore mieux que la médecine, elle illustra ce que l'on pouvait attendre de la méthode anatomo-clinique. A travers les siècles précédents, c'est la chirurgie et non la médecine qui avait su garder l'acuité du regard sur les déformations du corps et la précision du geste pour l'exploration manuelle du malade. C'est elle qui fournissait à la naissante anatomie pathologique un matériel d'étude vivant. On comptait aussi parmi des chirurgiens français des virtuoses d'une dextérité peu commune. Cette supériorité disparut peu à peu au profit des chirurgies allemande et anglaise. A la fin du siècle, nos hôpitaux étaient sales, bien peu étaient munis de salles d'opération, le microscope et la bactériologie entraient à peine dans la pratique quotidienne, l'anesthésie était difficilement admise par certains chirurgiens. Cependant, les chirurgiens français prirent l'habitude de se rencontrer dans des congrès périodiques pour échanger leurs informations et leurs techniques ; dès leur début, des collègues étrangers y participèrent, et de ces volontés de coopération naquit en 1884 l'Association française de chirurgie.

Le tournant du siècle allait être marqué par la conjonction de perfectionnements techniques considérables de la chirurgie. L'antisepsie listérienne trouvant sa confirmation dans la microbiologie pasteurienne, les salles d'opération devinrent des locaux destinés à un seul usage, où la propreté des murs et des personnes devint une règle absolue, où les chirurgiens quittant leurs manchettes revêtirent les gants caoutchoutés de Chaput, dûment stérilisés avant usage. L'anesthésie générale au chloroforme ou à l'éther devint une pratique usuelle, en même temps que naissait l'anesthésie locale. Et la rapide diffusion de l'usage des rayons X assura une plus grande précision à beaucoup de diagnostics aux conséquences chirurgicales. Les améliorations provoquèrent une extension des indications opératoires, et une diffusion de la pratique dans toute la France. Non seulement les grandes villes dotèrent leurs hôpitaux de services de chirurgie, de bactériologie et de röntgénologie, mais les cliniques privées se développèrent également dans les agglomérations de moyenne importance, souvent dirigées par des congrégations religieuses après la séparation des Églises et de l'État qui les éloignait de l'enseignement. Si bien que dès ses débuts, les grands maîtres des facultés se rencontrèrent dans l'Association française de chirurgie avec leurs modestes collègues de province, souvent leurs anciens camarades d'internat. Dans la guerre de 1914-1918, le service de santé des armées fit l'admiration de nos alliés britanniques et américains : il disposait de chirurgiens expérimentés, et d'un système hiérarchisé de moyens de transport, d'ambulances et d'hôpitaux qui se révélèrent efficaces. Au cours des quatre ans de conflit, les doctrines thérapeutiques évoluèrent nécessairement, et en particulier à partir de principes initialement erronés, on mit au point les règles du traitement des plaies de guerre qui restent toujours valables soixante-dix ans plus tard. Rien d'étonnant à ce que la chirurgie française ait bénéficié pendant l'entre-deux-guerres d'un prestige international. Ses maîtres étaient appelés en consultation dans le monde entier, ils faisaient aux États-Unis des tournées de conférences triomphales. Les rapports des congrès annuels de l'Association de chirurgie, associant traditionnellement un rapporteur parisien à un provincial, établissaient sur un problème précis la règle thérapeutique valable pour plusieurs années. Sur le plan médical, cette période fut marquée par le développement des indications et des techniques en chirurgie abdominale : les ablations d'organes malades devinrent de plus en plus importantes avec de meilleurs résultats, Mondor écrivit un livre sur les urgences abdominales, où la sagacité des diagnostics s'associait à l'élégance de la langue. Cependant, malgré l'activité des hôpitaux et des cliniques, malgré l'enseignement de Leriche au Collège de France, toujours brillant mais parfois artificiel, la recherche chirurgicale ne se faisait ni à l'hôpital ni à la faculté, et l'innovation allait venir d'ailleurs.

On ne peut donc pas s'étonner que les chirurgiens français aient découvert pendant la seconde guerre mondiale, au contact de leurs collègues anglo-saxons une nouvelle chirurgie. Après quelques années d'isolement, ils apprirent des anesthésies plus sûres permettant des interventions plus complexes et plus longues, ils utilisèrent des matériels de suture plus fins et plus faciles à stériliser, si bien que la réparation des artères, des veines et des nerfs devenait facile. Les biochimistes et les médecins mettaient à leur disposition de nouveaux examens biologiques et de nouveaux produits ; les anticoagulants et l'héparine ouvraient une nouvelle voie à la chirurgie du cœur et des gros vaisseaux, et permettaient la fabrication d'un cœur-poumon artificiel. Les antibiotiques, la pénicilline et la streptomycine évitaient ou guérissaient les infections qui étaient la hantise des générations précédentes. De nouveaux procédés de réanimation ramenaient à la vie des blessés ou des opérés qu'on aurait considérés naguère comme moribonds. Cette évolution s'est poursuivie jusqu'à nos jours. Des appareils de diagnostic naissent sans cesse, assurant les indications opératoires, et précisant au chirurgien quelle devra être l'ampleur de ses gestes : la radioscopie avec amplificateur de luminance, la scanographie, l'utilisation des ultrasons et de l'effet Dopler, la résonance magnétique nucléaire, etc. L'instrumentation se perfectionne, le rayonnement laser entre dans les salles d'opération, les lunettes grossissantes ont fait place au microscope qui autorise des gestes de plus en plus minutieux. Ce perfectionnement des techniques devait inévitablement amener des spécialisations. L'ophtalmologue et l'oto-rhino-laryngologue sont depuis plus d'un siècle séparés de leurs collègues chirurgiens. Juste après la guerre, la chirurgie dite " thoracique " a failli se scinder en deux selon que ses praticiens se consacraient aux lésions du cœur et des gros vaisseaux, ou à celles des poumons ; seule subsiste une très active " chirurgie cardio-vasculaire ". Les urologues, qui ne doivent pas être confondus avec les néphrologues qui sont des médecins et ne manient ni sondes ni bistouris, n'ont jamais cessé de se considérer comme chirurgiens. Les orthopédistes se consacrent aux affections des os et des muscles et au traitement de traumatismes, et ont un temps pensé à se séparer des chirurgiens des viscères. Les chirurgiens pédiatriques opèrent des enfants de plus en plus jeunes avec des techniques et des matériels très spéciaux. La chirurgie maxillo-faciale perfectionne ses ablations, ses plasties et ses prothèses.

Le problème grave quant à la santé publique est de savoir si les spécialités doivent être aussi séparées que le sont la médecine et la chirurgie, et si à notre époque la notion de " chirurgie générale " peut être gardée. Une réponse positive est inévitable, quels que puissent être les particularismes corporatifs. Il serait impensable qu'un chirurgien de petite ville assurant la garde un dimanche soit incapable de traiter une occlusion intestinale sous le prétexte qu'il ne connaît que les accidents de la jambe. Heureusement la formation de nos chirurgiens qui sont plus de quatre mille, assurée jusqu'ici par l'internat des villes de faculté, leur a inculqué une bonne formation dans les grands domaines de la chirurgie. Et à l'occasion de ses congrès, l'Association de chirurgie a maintenu la cohésion de la plupart des spécialités; elle anime ses "tables rondes " et ses forums sur les thèmes les plus divers. La chirurgie française a largement rattrapé son retard de naguère : tous les maîtres ont visité les pays anglo-saxons ou Scandinaves, ils y envoient leurs élèves, et les communications scientifiques internationales ont pris une telle ampleur qu'aucune technique ne nous est désormais étrangère. Nos établissements publics et privés sont correctement munis des appareils les plus récents et font envie à des pays européens de même développement économique et de régime politique équivalent. Tout acte chirurgical peut aujourd'hui être pratique en France, quelle qu'en soit la complexité, et quoi qu'en pensent les naïves bonnes volontés qui se cotisent pour envoyer aux États-Unis des cas qui y seront aussi désespérés qu'en France.

On peut assurer que, dans l'avenir, les chirurgiens ne manqueront pas d'activité et que dans vingt ans ils ne feront pas les mêmes interventions qu'aujourd'hui. Les actes opératoires visant des lésions infectieuses ont presque disparu de la pratique, et, en remplacement de ces maladies, on opère d'autres lésions viscérales, osseuses, cardiaques, nerveuses, que l'on n'osait pas aborder autrefois. Les conséquences corporelles des traumatismes demanderont toujours à être réparées, nous ferons inévitablement des progrès dans la transplantation des reins, du cœur, des poumons, du foie, etc. Même quand nous saurons mieux éviter les malformations congénitales, elles se produiront toujours et nous nous efforcerons de les corriger, même avant la naissance dans le ventre de la mère, etc. Une liste de prophéties serait illusoire. Mais les sujets d'inquiétude ne nous manquent pas. L'insuffisance de nos recherches expérimentales et industrielles nous rend dépendants de l'étranger pour encore longtemps. La situation économique du pays menace la modernisation de nos équipements. Des contrôles de l'activité individuelle des chirurgiens et de la qualité de leurs soins apparaissent nécessaires. Nous ne savons pas encore si la réforme de l'internat en médecine aura des effets positifs ou négatifs sur la formation de nos internes en chirurgie. L'introduction de la chirurgie et de thérapeutiques actives dans des domaines comme la reproduction humaine, la période extrême de la vie, les stades très évolués des maladies graves, les possibilités techniques de survie, même après d'importantes mutilations, posent dès maintenant des problèmes moraux auxquels ni nos esprits, ni nos lois, ni nos mœurs ne sont préparés. En fait, les évolutions sont inévitables, les médecins sont issus de la société qui les entoure, et les mentalités changeront en même temps que les techniques.