Un important rapport va être remis au président de la République par MM. Gros, Jacob et Royer. L'ère de la biologie triomphante - techniques anciennes et nouveaux outils
MM. François Gros, professeur au Collège de France, directeur général de l'Institut Pasteur, François Jacob, professeur au Collège de France, prix Nobel, et Pierre Royer, professeur à l'Université Paris-V, conseiller pour la recherche biologique et médicale à la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, doivent remettre lundi 12 novembre, au président de la République, le rapport que celui-ci leur avait demandé il y a près d'un an sur les conséquences sociales et industrielles du développement de la biologie sous tous ses aspects (microbiologie, biologie moléculaire et cellulaire, " manipulations génétiques ").Intitulé " Sciences de la vie et société ", ce rapport de trois cents pages, qui sera publié mardi 13 novembre par la Documentation française, fait notamment l'inventaire des conséquences importantes que l'essor de cette science relativement jeune pourrait avoir dans des domaines aussi variés que la médecine, l'énergie, l'agriculture ou l'océanographie, et notamment en permettant la production de substances nouvelles ou en modifiant les processus actuels de fabrication.Dans une série de deux articles, dont nous commençons aujourd'hui la publication, Xavier Weeger fait une première analyse de l'impact possible du développement de la biologie, en montrant notamment quels peuvent être les atouts de la France dans ce domaine.
Par XAVIER WEEGER, Le Monde, 10 novembre 1979
" La biologie de notre temps est triomphante ", écrivait dans ces colonnes, il y a plus de cinq sans, le professeur Jean Bernard. Et Pierre Thuillier, dans un article plus récent de la Recherche (mars 1979), de renchérir en demandant : " les biologistes vont-ils prendre le pouvoir ? " Cette question visant les prétentions de sociobiologistes à suggérer, sur des bases " scientifiques ", une nouvelle philosophie morale et politique peut être élargie à l'heure où il est bon ton de prophétiser qu'après l'ère des physiciens va bientôt sonner celle des biologistes. La mode est aujourd'hui à la biologie ; nul ne saurait aujourd'hui ignorer les retombées probablement fantastiques - et plus sûrement largement imprévisibles - de cette science jeune sous sa forme moderne (et dont c'est justement la physique qui a permis la naissance). Sans aller jusqu'à des considérations philosophiques sur la vie de nos sociétés ou sur l'avenir de l'espèce, il est sans doute nécessaire de faire aujourd'hui, sur le plan scientifique, technique et industriel, le point sur ce que peuvent nous réserver ces " biotechnologies " dont on dit qu'elles devraient envahir, à la fin de ce siècle, ou au début du suivant, l'appareil de production de nos sociétés.
La naissance de la biologie moderne date d'environ vingt-cinq ans, quand deux chercheurs britanniques, Watson et Crick - bientôt récompensés par le prix Nobel - élucidaient la structure de la longue molécule en " double hélice " dans laquelle est inscrit le code génétique d'une manière commune à tous les êtres vivants. Parallèlement aux progrès considérables qui fit dès lors la génétique moderne, la mise à la disposition des chercheurs d'outils d'investigation de plus en plus raffinés et de plus en plus puissants leur permit d'élucider peu à peu les mécanismes fondamentaux de la vie des organismes vivants. On sait aujourd'hui, avec beaucoup de précision, comment ceux-ci utilisent les matières premières disponibles dans leur environnement immédiat, les transforment pour fabriquer de nouvelles molécules, se reproduisent, etc. Biologie cellulaire, biologie moléculaire, microbiologie : un vocabulaire nouveau a été forgé pour baptiser les différentes branches de cette science qui s'approfondissait peu à peu et dont la médecine a été un des premiers bénéficiaires. Au début des années 70, la biologie devait faire un nouveau pas en avant, celui-là même qui permet à beaucoup de parler, aujourd'hui, d'une ère nouvelle. Les chercheurs savaient pourquoi - en particulier pour le traitement de l'information que contient le code génétique - l'organisme vivant élémentaire (bactérie ou cellule) fabrique telle substance en consommant telle autre. Peu à peu ils ont appris à contrôler cette activité, d'abord dans certaines bactéries, en particulier en leur apprenant à réaliser des synthèses de molécules qu'elles ne savent pas normalement faire, en modifiant l'hérédité du micro-organisme, en incluant dans son bagage génétique les instructions nécessaires à la fabrication de ce nouveau produit qui leur est normalement inconnu. Des équipes américaines, anglaises et françaises notamment ont ainsi pu ordonner à des bactéries communes - du type Escherichia Coli ou Bacillus subtilis - de synthétiser de l'insuline, de la somatostatine ou de l'ovalbumine. L'outil permettant de réaliser cette opération est baptisé - suivant les arrière-pensées de chacun : génie génétique, recombinaison génétique in vitro (ces deux termes ayant la faveur des chercheurs qui sont " pour "), ou manipulations génétiques.
Une panoplie de méthodes
D'autres méthodes, classiques ou modernes, permettent aussi de modifier le programme génétique d'un organisme vivant : il y a belle lurette qu'on sait, dans le règne végétal, croiser des espèces pour modifier leurs caractéristiques. Beaucoup plus récemment apparue, une nouvelle méthode, l'hybridation cellulaire, est également riche de promesses ; elle permet, par exemple, de fabriquer " des anticorps sur mesure " (1). Ainsi se complète une panoplie de méthodes qui devraient bientôt ouvrir la voie à la " fabrication ", presque à volonté, d'organismes vivants capables de réaliser des actions voulues par l'homme : on va pouvoir, à grande échelle, " mettre les micro-organismes au travail ". Cette idée n'est pas en sol nouvelle, et il y a des centaines de milliers d'années que l'infiniment petit est au service des organismes supérieurs : certaines plantes ne peuvent vivre qu'en symbiose avec une bactérie ou un champignon, et l'homme lui-même ne pourrait survivre sans les milliards de micro-organismes à l'œuvre sur sa peau ou dans sa flore intestinale. Ce qui parait évidemment plus nouveau, c'est l'idée de profiter délibérément de l'action des micro-organismes pour agir sur le monde qui nous entoure.
En fait, il y a longtemps que l'homme, sans le savoir du moins au départ, a mis les microorganismes au travail : le vin, la bière, le pain, le fromage, la choucroute, pour prendre quelques exemples quotidiens, doivent tout, ou presque, à l'action invisible de colonies de levures ou de bactéries. La " bio-industrie ", ou les " biotechnologies " ne sont pas en elles-mêmes des créations récentes. Et elles sont déjà intégrées dans des unités industrielles très modernes, et particulièrement dans l'industrie du médicament : antibiotiques, vaccins, vitamines, Stéroïdes par exemple, sont massivement produits grâce à la fermentation.
De nombreuses autres branches industrielles profitent de cette méthode de base : on sait produire de l'acétone-butenal par fermentation depuis 1917, de l'acide lactique depuis 1937. La moitié de la production française d'alcool éthylique est réalisée par fermentation. Un groupe industriel comme Rhône-Poulenc estime que 4 à 5 % de son chiffre d'affaires trouve son origine dans les techniques de fermentation. Jusqu'à présent, les micro-organismes qu'utilise l'industrie, pour produire un nombre très respectable de molécules différentes, sont essentiellement le fruit du hasard : les chercheurs essaient de voir dans des conditions variées d'environnement et de milieu nutritif ce que peuvent produire bactéries et levures trouvées dans la nature. Ou bien, prenant des colonies de micro-organismes déjà à l'œuvre dans la fabrication de tel ou tel composé, ils provoquent des mutations génétiques, par exemple, en les soumettant à des produits chimiques ou à des rayonnements radioactifs. L'étude systématique de ces microorganismes " mutés " fait parfois apparaître des propriétés intéressantes : production de la même substance qu'au départ, mais avec des rendements meilleurs, ou des conditions d'élevage plus faciles à assurer, ou production de nouvelles substances. Dans tous les cas, le succès est avant tout une question de chance.
Les nouvelles techniques génétiques permettront justement d'ignorer ce facteur chance, et de forcer la bactérie, la levure, ou la cellule à produire la substance choisie par le " manipulateur ", et parfois fort éloignée de ce que cet organisme fait naturellement. Ce " viol de la nature " n'est pas sans danger. Une bactérie " manipulée " pourrait fort bien se trouvée dotée, par hasard ou par la volonté du " manipulateur ", d'un grand pouvoir pathogène, par exemple si la modification de son bagage génétique la rend capable de sécréter une toxine dangereuse éventuellement inconnue. À quoi les partisans de l'ingénierie génétique répondent que, notamment, pour la fabrication de vaccins, de nombreux laboratoires manipulent quotidiennement des virus ou des bactéries qui peuvent être mortels pour l'homme, mais qui n'ont jamais provoqué de catastrophe. D'autre part, font-ils valoir, dans la nature elle-même, les processus de " manipulations génétiques " surviennent parfois spontanément. Autre danger potentiel : le risque de déséquilibre écologique que ferait courir une nouvelle espèce de bactérie ou de plante capable, par des propriétés particulières, de se développer très rapidement aux dépens des espèces pré-existantes. Là encore, les défenseurs du génie génétique invoquent la nature, en relevant que ce sont justement des mutations génétiques qui sont à l'origine de nouvelles espèces ; c'est donc un phénomène normal. Ces réponses ne sont pas nécessairement satisfaisantes, et l'on peut, par exemple, faire un parallèle inquiétant avec les " évolutions provoquées ", dans certaines espèces de micro-organismes, par l'usage immodéré d'antibiotiques qui a pu conduire à l'apparition de souches résistant à tous les antibiotiques connus.
Des possibilités étonnantes
Danger ou pas, ce serait bien la première fois dans l'histoire que l'homme déciderait en renonçant totalement aux nouvelles techniques de la biologie moderne, d' " arrêter le progrès " ; surtout, ce serait se priver de possibilités apparemment étonnantes. Qu'on en juge : à entendre les chantres de la biologie nouvelle, celle-ci pourra à la fois résoudre les problèmes de l'énergie, de l'alimentation mondiale, des pollutions et des déchets, des pénuries de matières premières... L'enthousiasme doit évidemment être tempéré, on le verra, du fait des facteurs extérieurs qui freineront nécessairement, d'une manière ou d'une autre, l'essor de ces techniques.
- DANS LE DOMAINE MÉDICAL on produira, par exemple, par voie biologique, des hormones obtenues aujourd'hui, à grand prix, par des synthèses très difficiles, ou des processus délicats d'extraction à partir d'organes d'origine humaine ou animale. On peut aussi envisager, au lieu d'administrer un médicament à un malade, d'implanter dans sa flore intestinale une colonie de bactéries manipulées capables de fabriquer " sur place" la substance nécessaire.
- DANS LE SECTEUR AGRICOLE ET ALIMENTAIRE, on peut, par exemple, imaginer la multiplication d'espèces végétales capables, à l'image de certaines légumineuses, de fixer l'azote de l'air, soit par l'intermédiaire de bactéries " nouvelles " associées à leurs racines, soit que cette propriété ait pu être incluse dans le programme génétique de la plante. Cela permettrait de se passer des engrais azotés très coûteux. De même pourra-t-on peut-être - certaines réalisations existent déjà - développer considérablement la production de protéines d'origine végétale, par exemple en faisant pousser des levures (2) capables de synthétiser ces molécules.
- DANS LE DOMAINE DE L'ÉNERGIE, la production de méthane à partir de la fermentation de déchets organiques ou végétaux est déjà une réalité. Un objectif séduisant est la production directe d'hydrogène par des micro-organismes (algues par exemple) auxquels on donnerait la capacité de synthétiser une enzyme (l'hydrogénasse) pouvant transformer en hydrogène gazeux les atomes d'hydrogène libérés par la photosynthèse.
- DES PRODUITS ENTIÈREMENT NOUVEAUX pourraient, dans le secteur industriel, être issus d'organismes manipulés : des " biopolymères ", par exemple, pourraient fabriquer des cuirs artificiels. Ou encore, la fabrication contrôlée d'enzymes pourrait complètement modifier les processus de production, par exemple, en chimie fine : une synthèse complexe, nécessitant de nombreuses étapes en " chimie classique ", peut laisser la place à une réaction unique de constituants sur un enzyme. De telles techniques sont déjà courantes, faisant par exemple appel à la fixation d'enzymes sur un support (verre, matière plastique...).
- LA TRANSFORMATION IN SITU DE CERTAINES MATIÈRES PREMIÈRES est réalisable par l'intermédiaire de bactéries : au Canada est exploité un gisement d'uranium où des bactéries transforment sur place certains sulfures, présents dans le minerai, en acide sulfurique qui solubilise l'uranium.
- DES DÉCHETS AGRICOLES OU INDUSTRIELS peuvent être valorisés par des bactéries contribuant à la lutte contre la pollution : General Electric cherche actuellement à breveter aux États-Unis une souche bactérienne capable de digérer les hydrocarbures. Ces idées, pour la plupart, ne relèvent plus de la science-fiction, et les industriels suivent attentivement l'évolution de toutes ces techniques nouvelles, pouvant modifier profondément toute une série de " filières " techniques.
(1) Le Monde du 18 avril 1979.
(2) Le Monde du 10 octobre 1979.