FAIRE DE LA MÉDECINE ET DE LA SANTÉ UN OBJET DE SOCIOLOGIE GÉNÉRALE
Entretien avec Patrice Pinell, Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2021/4 N° 239 | pages 10 à 19
La trajectoire du sociologue Patrice Pinell donne à voir l’histoire d’un courant de sociologie critique. Formé à la médecine puis à la biochimie dans les années 1960, Patrice Pinell entre à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) au début des années 1970. Sa conversion à la sociologie est liée à ses engage- ments politiques et syndicaux et à des rencontres, en particulier avec trois sociologues : Jacques Maître, venu de la sociologie des religions (il fut l’un des membres fonda- teurs du Groupe de sociologie des religions) à celle de la santé, dans une approche marquée par la psychana- lyse2, puis Pierre Bourdieu, à l’École pratique des hautes études, et enfin Claudine Herzlich, qui a particuliè- rement œuvré à l’introduction des sciences sociales au sein de l’Inserm au début des années 1980. Patrice Pinell intègre en 1976 une unité de recherches psychanalytiques et socio- logiques en santé publique, l’Unité 158, fondée par Ginette Raimbault, médecin et psychanalyste. Il dirigera cette unité de 1987 à sa fermeture en 1999. Contre un usage de la sociolo- gie et de l’histoire comme disciplines annexes de l’épidémiologie et de la santé publique, il fait de la santé et de la médecine des objets de sociologie générale en développant une analyse socio-historique du champ médical.
Coordinatrices du dossier – Avant d’être sociologue, tu étais médecin. Pourrais-tu revenir sur les ressources et les contraintes de cette formation initiale dans ton parcours de sociologue ?
Patrice Pinell – Il y a à la fois les ressources et les contraintes d’être médecin et il y a aussi ce qui, dans ma façon de « devenir médecin », m’a poussé à abandonner la médecine pour faire de la sociologie. Parce que les deux sont liés. Il s’agit évidemment d’une interprétation a posteriori. La première chose, c’est que j’ai été rebuté par un enseignement médical plutôt abrutissant où il faut apprendre par cœur des tas de trucs qu’on se dépêche d’oublier. Et puis je me sentais peu d’affini- tés avec le groupe majoritaire dans le monde des étudiants en médecine, ceux qui se projetaient sans difficulté dans leur futur univers professionnel, qui aimaient l’anatomie, qui demandaient à faire les autopsies. Je les voyais comme des « fils à papa » et de papa souvent médecin, qui en dehors des bagnoles et des filles ne semblaient s’intéresser qu’à la médecine. Ils étaient réacs, et aux élections étudiantes votaient pour la « Corpo », la liste de droite qui était majoritaire3. Moi, je me sentais éloigné d’eux par mes origines sociales, classes populaires au niveau des grands-parents, et ma mère était secrétaire de direction. Faisant partie de la première génération de ma famille à aller au lycée puis à faire des études universitaires, je m’étais construit comme un « intellectuel » et donc, comme il se doit, je me situais au pôle minoritaire. J’étais avec ceux qui étaient soit à l’UEC [Union des étudiants communistes] soit au PSU [Parti socialiste unifié] et – on est dans les années soixante – qui se mobilisaient contre la guerre du Vietnam, contre l’impérialisme américain. On était en même temps des caricatures d’intellos de gauche, qui discutaient des questions du genre : « Y a-t-il encore un roman possible après Ulysse4 ? » Une question qui n’est pas franchement déterminante pour les gens... Je plaisante mais c’était un peu ça. On aimait la musique dodécaphonique, enfin on s’appliquait à en écouter, je ne sais pas si on l’aimait vraiment. Moi, je lisais beaucoup... et je faisais le minimum syndical pour passer mes examens. Avec quelques amis on formait un groupe de « sous-colle », pendant deux mois avant les examens, on appre- nait par cœur, on était des machines... Et ça marchait ! On terminera tous nos études sans en avoir fait – c’est le moins qu’on puisse dire – le centre de gravité de notre existence, ce qui serait impossible aujourd’hui. De fait, si on méprisait les « fils à papa » qui voulaient vraiment être médecins, c’est parce qu’on n’avait pas envie de passer notre vie à faire de la clinique. D’ailleurs, la plupart de mes camarades de l’époque sont soit entrés dans la recherche biomédicale, soit devenus psychiatres. Un mot encore sur la vision qu’on avait de nos camarades : elle était sectaire et caricaturale. En Mai 1968, on en a été les premiers surpris, la grève a été votée très majoritairement et la faculté de médecine a été occupée pendant deux mois. Ça, c’est le premier niveau d’expé- rience. Le deuxième niveau, c’est l’expérience de la hiérarchie hospitalière que je fais en devenant externe. C’est quelque chose que j’ai eu vraiment beaucoup de mal à supporter, parce qu’il faut encaisser les brimades, les humiliations. C’est-à-dire que pour réussir, il ne faut pas seulement bosser comme un fou les concours : tu dois aussi faire preuve de docilité, accepter de te faire maltraiter et la plupart du temps gratuitement. Et j’ai très vite compris que préparer l’internat pour me lancer dans l’aventure hospitalo-universitaire, ce n’était pas pour moi. Intellectuellement, la biochimie m’intéressait, alors je me suis inscrit à la fac de sciences. Cette discipline m’attirait parce que les cours me donnaient l’impression d’une grande cohérence intellectuelle, beaucoup plus grande et beaucoup plus enrichissante que ce que j’avais connu. J’ai déchanté de manière terrible quand je suis passé à la pratique de chercheur en biochimie et que je me suis retrouvé à travailler « à la paillasse » et à martyriser des rats. À faire des trucs où il fallait être méticuleux, tout ce que je n’aimais pas, en fait. Et quand on entre dans le monde de la recherche expérimentale, adieu les grands systèmes ! Je me retrouvais avec un objet hyper-pointu qui n’intéressait pas plus de dix personnes et pour lequel je n’arrivais pas à me passionner. Donc assez vite, je me suis rendu compte que je n’étais pas vraiment fait pour ça. On était dans l’après-68, il y avait le militantisme politique qui faisait que j’avais deux métiers en même temps : militant, et chercheur à la paillasse. Ce qui m’a amené, au bout d’un moment, à me dire que mon avenir n’était ni dans l’un ni dans l’autre. Et au fond, je vais accrocher avec la sociologie, parce que c’est quelque chose qui associait à la fois une rigueur, une démarche scientifique, rationnelle – ça j’y tenais, là-dessus, j’étais assez vieux jeu – et mon intérêt, à travers la politique, pour le social. Militant, je me passionnais plus pour les questions de théorie que pour vendre des journaux et distribuer des papiers à la sortie des stations de métro... Ce que j’ai fait, mais je n’en retire pas de gloire, et je ne peux pas dire que c’est ce qui m’a le plus intéressé. Je me souviens, à la Ligue communiste, je participais à la commission « enseignement » où l’on débattait de questions du type : « Les enseignants font-ils partie du prolétariat ou sont-ils une nouvelle classe ? »... Toutes les questions qu’on se posait étaient des questions de sociologie. Donc la sociologie, au fond, s’est trouvée réunir ces deux dimensions, scientifique et sociale. Et ça rejoignait mon intérêt premier pour l’histoire...
Je dirais que le premier avantage d’être médecin quand on fait de la sociologie de la médecine, c’est de parler la langue des indigènes. C’est- à-dire qu’on entre beaucoup plus facilement dans le contenu du discours médical et qu’on peut beaucoup plus facilement en saisir les enjeux, qui ne sont pas simplement des enjeux sociaux, professionnels, politiques, mais qui sont aussi des enjeux spécifiquement médicaux, de connaissance par exemple. Ce type d’enjeu n’a pas été suffisamment travaillé par une certaine sociologie, anglo-saxonne surtout, qui se pose en extériorité, par rapport à la médecine, sans entrer – ou très rarement – dans la logique interne de la pensée médicale. Je pense aussi que cela m’a évité d’être soit dans une logique de révérence à la médecine, soit dans une logique de dénigrement, et d’avoir une vision manichéenne du pouvoir médical. C’était important dans un certain nombre de travaux que j’ai faits, en particulier sur la médicalisation, de ne pas considérer, un peu à la Freidson, que la médicalisation relevait uniquement de la stratégie impérialiste d’une profession cherchant à accroître son pouvoir et son territoire. J’ai d’ailleurs travaillé à plusieurs reprises sur des questions où les médecins se voyaient assignés à une médicalisation de pratiques alors qu’ils n’en n’étaient pas particulièrement demandeurs5. Enfin, je crois que la chose la plus positive pour mon travail de sociologue, c’est que ma formation antérieure m’a permis d’étudier la médecine en tant que production de biens symboliques particuliers, avec un coût à payer relativement faible pour pouvoir comprendre ce sur quoi les gens travaillaient. Ce n’est pas seulement qu’on gagne du temps, c’est qu’on ose le faire. C’est une des raisons pour lesquelles beaucoup de sociologues de la médecine, finalement, se centrent soit sur les questions de rapports sociaux médecin-malade, soit sur le fonctionnement de l’institution, mais en tous les cas, cherchent très peu à analyser les relations d’interdépendance qu’il peut y avoir entre la production de savoir, les enjeux institutionnels, la manière dont ça peut devenir ou pas un enjeu politique. C’est-à-dire que toute la partie production des connaissances est en général escamotée, à tort. Il y a en même temps des pièges à être médecin. Les pièges, c’est par exemple la façon dont on vous a appris la médecine. J’en donnerais simplement un exemple : l’opposition génétique/environnement. Mes études de médecine m’avaient fait intérioriser l’idée d’une opposition radicale entre ce qui relevait du milieu, de l’environnement, et ce qui relevait de l’hérédité, des gènes. Or, quand j’ai travaillé sur l’histoire des myopathies6, il m’a fallu faire un gros effort pour comprendre pourquoi les médecins de la fin du XIXe siècle plaçaient l’hérédité parmi les causes sociales des maladies. Il a fallu commencer à lire des bouquins à côté, pour comprendre leurs conceptions de l’hérédité morbide, notamment travailler sur la théorie de la dégénérescence pour restituer une logique de pensée étrangère à l’idée d’une opposition hérédité/milieu telle qu’on l’a conçue avec la génétique mendélienne7... Et je pourrais multiplier les exemples où il m’a fallu rompre avec le sens commun médical que j’avais intériorisé. Heureusement, ma socialisation comme médecin a été courte ; cela aurait sans doute été beaucoup plus difficile si j’avais eu 20 ans de pratique médicale. Le fait d’être médecin m’a aussi ouvert des portes. Par exemple, dans l’enquête sur l’échec scolaire, on a pu avoir accès à des dossiers scolaires de perfectionnement et de CMPP [centres médico-psycho-pédagogiques], parce que j’avais dit que j’étais médecin. Et je pense même qu’il y a des inter- views avec certains médecins qui se sont faites plus facilement parce qu’ils savaient que j’étais du sérail, quelqu’un dont on pouvait penser qu’il n’était pas, a priori, mal intentionné.
Coordinatrices – Est-ce qu’à d’autres occasions, ça a été une contrainte ?
Patrice Pinell – Oui, d’une certaine façon, ça a été une contrainte. Non pas tant le fait d’être médecin que d’être à l’Inserm. D’un côté ça a été un gros avantage parce qu’étant déjà entré à l’Inserm avec un poste de chercheur, j’ai pu me dispenser de faire une thèse ; de l’autre, je devais travailler sur le domaine qui relevait de l’Inserm. Si j’avais voulu travailler sur la peinture italienne du XIVe siècle, j’aurais eu du mal. C’était une contrainte et en même temps, ça m’a poussé à développer des analyses où les questions médicales étaient toujours articulées avec des problèmes beaucoup plus globaux. Quand j’ai décidé de faire de la sociologie, je n’ai pas choisi de faire de la sociologie médicale. J’avais toujours été passionné par l’histoire – pas particulièrement l’histoire de la médecine, je n’y connaissais pas grand-chose – et par les sciences sociales au travers du marxisme. Ces intérêts antérieurs expliquent sans doute pourquoi j’ai toujours cherché comment des questions médicales s’articulaient avec des questions politiques, idéologiques et écono- miques. Si je regarde les études que j’ai faites, à part celle sur les myopa- thies qui est très particulière, j’ai toujours travaillé sur les relations entre le champ médical et d’autres champs, le champ de l’éducation, le champ de la bienfaisance, le champ politique, économique, etc.
Le premier objet de recherche sur lequel je travaille me vient du dehors, c’est une proposition que me fait Jacques Maître, que j’avais connu par le syndicat [Syndicat national des chercheurs scientifiques] et qui m’avait aidé à faire le saut, en me disant : « Tu vas suivre des cours, je vais un peu encadrer ta reconver- sion ». Lui-même en reconversion de la sociologie des religions (c’était un spécialiste de Sainte Thérèse de Lisieux) à la sociologie médicale, participait aux activités d’un groupe de recherche [à l’Inserm], dirigé par une psychanalyste, Ginette Raimbault, dans lequel il était le premier socio- logue. Grâce à lui, je rejoins ce groupe et trouve donc, tout de suite, un point de chute. Jacques me dit alors – je pense qu’il avait parfaitement raison – que le meilleur moyen d’apprendre la sociologie, c’est de se lancer dans une recherche. Au moins je saurais quoi lire en faisant ma recherche. D’ailleurs, une opportunité, me dit-il, se présente : « Il y a une recherche qui est en plan parce que la personne qui devait la faire a démissionné, mais elle a ramassé du matériel, c’est sur les classes de perfectionnement. La question, c’est de travailler sur l’orientation : il y a des commissions pour orienter les enfants en classe de perfectionnement. Je te donne du matériel et on se revoit dans 15 jours. Tu lis et après tu dis ce que tu penses, comment tu verrais les choses ». C’est ce que j’ai fait.
Puis j’avais aussi d’autres amis qui étaient des psychologues expéri- mentaux, que je connaissais égale- ment par le syndicat, donc ça tombait très bien. C’était des élèves de Zazzo, le refondateur de la psycho- logie scolaire après 1945, mais des élèves contestataires de Zazzo, assez portés sur l’épistémologie en psycho. Évidemment, quand je me suis orienté sur ce travail, je voyais cette histoire d’enfants classés comme débiles légers avec mes lunettes « marxistes révolutionnaires ». C’étaient tous des enfants des classes populaires, victimes de l’oppression de la classe dominante. Il y avait un livre qui était sorti, d’un philosophe, Michel Tort, qui montrait comment le quotient intellectuel était une sorte de machine de guerre bourgeoise, un artefact technique construit pour envoyer les enfants des pauvres dans des classes « spéciales ». Donc je commence à écrire un texte en m’inspirant du livre de Tort et le donne à lire à mes amis psychologues qui refroi- dissent vite mon enthousiasme : «Cequetuasécrit,çanevautpas un clou, tu t’es inspiré de Tort mais il n’a rien compris à ce qu’est le quotient intellectuel. Il argumente sa critique en s’en prenant à la courbe de Gauss alors que c’est un artefact de construction, etc., etc. ». Ils me démolissent mon texte pour conclure en me disant : « Il y a juste une ligne intéressante dans ton projet, là où tu dis qu’il serait intéressant d’aller voir pourquoi et comment Alfred Binet a inventé “l’échelle métrique de l’intelligence”8... C’est ça que tu devrais faire ».
Sur le coup, je ne suis pas ravi, mais après, les choses se sont bien enchaînées. J’ai commencé à aller à la bibliothèque de psycho, les gens me regardaient d’un air bizarre parce que je prenais des livres poussiéreux de L’Année psychologique, les premiers numéros. Et puis je suis tombé sur le bulletin de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, dont Alfred Binet était le sous-directeur. J’ai commencé à travailler, ça prenait forme. Par ailleurs, dans les documents que Maître m’avait donnés, il y avait le premier numéro d’Actes de la recherche. C’est la première fois que je lisais un texte de Bourdieu, j’avais vaguement survolé les résumés des Héritiers, comme tout bon militant gauchiste des années 1970. C’est tout ce que je connaissais de Bourdieu, ça ne me disait pas plus que ça. Donc la première chose que j’ai lue vraiment de lui, c’était son article inaugural sur le champ de la haute couture. Et ça a été une sorte de révélation d’une façon de travailler, une façon de penser. Et dans ce premier numéro, il y avait l’article de Francine Muel sur l’enfance anormale. Je la contacte parce que nos thématiques étaient vraiment proches, on sympathise, elle me dit : « Pourquoi tu ne viens pas au séminaire ? Bourdieu, ça l’amuserait de voir un médecin qui veut faire de la sociologie... » Voilà comment je suis entré dans l’univers des bourdieusiens. Et puis dans l’un des premiers séminaires de Bourdieu auquel j’assiste, il nous parle de Norbert Elias et nous incite vivement à le lire. On est fin 1975, Élias vient juste d’être publié9. Donc je peux dire que j’ai commencé par lire Bourdieu, puis lire Elias, et que c’était ça mon introduc- tion à la sociologie. Plus tard quand j’ai ouvert mon premier bouquin de Durkheim, j’ai trouvé ça dépassé. Il m’a fallu un certain temps avant de me rendre compte que c’était intéres- sant. À ma décharge, il faut voir aussi ce qu’était l’esprit de l’époque. Autour de Bourdieu, on était tous des petits cadors, ils allaient voir ce qu’ils allaient voir, avec leur sociologie « à la papa ». Nous, on fait de la vraie socio- logie... C’était assez jouissif, comme moment. La sociologie critique était décapante, on la vivait comme telle. C’était avant qu’il commence à y avoir des divisions, des scissions, des haines plus ou moins recuites. Là, le fait d’avoir une position à l’Inserm m’a été précieux parce que j’étais en dehors des querelles internes.
Coordinatrices – L’Unité 158 de l’Inserm, que tu as dirigée, rassemblait des sociologues, des psychanalystes, des médecins. Qu’est-ce qu’elle avait de spécifique par rapport à d’autres unités de recherche qui travaillaient sur les questions de santé, à ce moment-là ?
Patrice Pinell – J’ai toujours eu l’impression qu’on pouvait dire des choses beaucoup plus intéressantes, du point de vue sociologique, en travaillant sur des transformations institution- nelles. Si je regarde mes travaux, je dirais qu’il y a au fond un schéma qui se reproduit. Je pars de questions contem- poraines, en ayant en tête l’idée qu’il faudrait aller voir comment commence à émerger le problème qui est posé : retour en arrière, donc, vers ce qui me semble une origine du problème. Là, en général, je trouve impliqués des médecins et des non-médecins. Ça peut être des philanthropes, ça peut être des tas de gens différents, qui construisent un problème, qui se retournent vers l’État pour dire : « Il faudrait faire quelque chose, parce qu’il n’y a rien qui est fait », et puis, au niveau de l’État, des pouvoirs administratifs et politiques, le problème est repris, réinterprété, il tend à se transformer. Il y a, toujours, la création d’un espace social nouveau, parfois même d’une nouvelle spécialité professionnelle, des gens qui mixent en général des formes de savoir, et tout ça est pris dans des enjeux qui sont d’emblée politiques ou qui le deviennent. Et, une fois que le politique aboutit au vote d’une loi, une politique publique s’enclenche. Et diverses raisons – notamment des compromis de toutes sortes qui permettent de rendre la loi acceptable – font que ladite politique va rapidement se trouver confrontée à des obstacles non anticipés. Il va donc falloir procé- der à des réajustements, aboutissant parfois au contraire de ce qui avait été initialement prévu. Chaque fois j’éprouve à quel point est pertinente l’idée d’Elias, d’un jeu social qui a pour moteur l’interpénétration des stratégies des agents et dont, pour cette raison, la dynamique d’ensemble échappe à tout le monde.
Au fond, je me rends compte que j’ai toujours fait en sorte de travail- ler sur le comment et le pourquoi des « débuts » : comment les choses naissent – une politique de santé, une spécialité médicale, un nouvel espace social, bref quelque chose autour de la gestation des faits sociaux. Ce qui se passe après, ça m’intéresse en général moins, mais quand j’ai travaillé sur l’évolution de certaines politiques publiques, j’ai pu voir à chaque fois que la façon dont ces politiques évoluaient était absolument imprévisible, parce que la dynamique du jeu social orientait la poursuite du jeu dans une direction qui échappait à tout le monde. Je l’ai vu à chaque fois, aussi bien dans l’his- toire du médico-pédagogique que de la toxicomanie, que du cancer, que de la lutte contre le sida10. Même le petit travail que j’ai fait sur la psychiatrie, c’est pareil, à chaque fois ça échappe aux intentions des acteurs. J’ai aussi toujours mis au centre de mes études les relations qui s’établissent entre des gens situés dans le champ médical et d’autres qui sont initiale- ment situés dans d’autres espaces, en m’intéressant à la façon dont se construisent des espaces communs au champ médical et à d’autres champs. Et j’ai travaillé sur les répercussions que cela peut avoir sur le type de savoir qui est produit dans ces espaces communs. Des nouvelles formes de savoir, des savoirs mixtes. Des savoirs qui sont souvent producteurs de malentendus, parce que les gens se mettent d’accord sur les mots, mais ils les interprètent de façons différentes. Les concepts qui sont derrière les mots n’ont pas le même sens pour tous. Voilà, grossièrement évoqué, la façon dont j’ai travaillé. Maintenant sur mon passé de directeur, je peux dire que la façon dont j’ai cherché à développer l’Unité 158 de l’Inserm se voulait en accord avec ma façon de concevoir la recherche, en favorisant une forme de décloisonnement discipli- naire entre des chercheurs qui restaient ancrés chacun dans leur domaine, sans se laisser prendre au mirage de la pluri- disciplinarité à l’échelle individuelle. L’Unité 158 réunissait des chercheurs en sociologie et en histoire de la médecine, des chercheurs en histoire des sciences, et des chercheurs et psychanalystes dont les objets de recherche portaient sur ce que l’on pourrait appeler le retentissement psychique de maladies potentiellement mortelles, tant sur les malades que sur les parents et les équipes soignantes. Les thèmes les plus divers ont été traités, aussi bien dans le domaine de la psychiatrie, de la lutte contre les maladies fléaux, du développement des soins hospitaliers à domicile, de la biologisation de la médecine clinique, de l’histoire de l’immunolo- gie, de la fièvre jaune, de la maladie de Chagas11, etc. L’unité se développait, attirait de nouveaux chercheurs, certains venaient du CNRS ou de l’université, des gens comme François Delaporte ou Anne-Marie Moulin, très reconnus dans leur discipline, d’autres nous rejoi- gnaient avec un projet de reconversion de la biologie aux SHS et c’était un peu notre spécialité de les accueillir pour cette reconversion.
On a recruté aussi des entrants à l’Inserm, mais peu parce que les postes alloués à la commission « épidémio- logie, santé publique, SHS » étaient peu nombreux et que les SHS étaient minoritaires. J’ai été au Conseil scien- tifique, puis dans cette commission : ce n’était pas facile – il fallait toujours prouver que les SHS n’étaient pas là pour être des auxiliaires de l’épidé- miologie, et que leur démarche était différente mais tout aussi scientifique. Mais c’était intéressant parce que ça nous forçait à réfléchir. Et, puis on travaillait dans de bonnes conditions, nous étions riches, car à l’époque, les dotations aux unités de l’Inserm étaient très généreuses, surtout comparées aux universités et au CNRS. En plus on travaillait sur des thématiques où on pouvait facilement trouver des contrats, mais contrairement à aujourd’hui, on pouvait aussi vivre sans ! Ceci dit, une des recherches collectives dont je suis le plus satisfait, celle sur la lutte contre le sida, a été financée par l’ANRS [Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales]. J’en suis fier parce qu’on a réussi à former un noyau permanent de cinq personnes qui ont travaillé ensemble, et auxquelles se sont agrégés, à des moments divers, trois ou quatre autres chercheurs, et où il y avait un espace de discussion, de confrontation. Chacun avait son objet, on s’était découpé la problématique de cette histoire de la lutte contre le sida en fonction des intérêts et des néces- sités des uns et des autres. Il y avait Christophe Broqua qui faisait sa thèse en anthropologie sur Act Up. Il y avait Claude Thiaudière qui lui, au moment où l’enquête a commencé, travaillait à la Direction générale de la santé, après avoir été contractuel à l’Agence française de lutte contre le sida – heureusement, assez rapidement, il a pu passer maître de conférences. Claude travaillait sur la partie relative à l’administration et aux agences. Il y avait Pierre-Olivier de Busscher qui préparait une thèse sur les mouve- ments homosexuels et qui analysait les relations entre mouvement gay et mouvement sida. Et Marie Jauffret- Roustide qui, elle, s’intéressait aux groupes d’auto-support de lutte contre la toxicomanie. Et moi, j’ai organisé la coordination, tout en me centrant sur quelques associations dont Aides. On avait mis au point un mode de travail où, chaque 15 jours, on mettait en commun les entretiens, le matériel, et je pense que les gens arrivaient à intégrer, dans l’évolution de leur problématique, les évolutions de problématique des autres.
Coordinatrices – Comment ça s’est constitué, au départ, ce groupe ? Parce que c’était une commande...
Patrice Pinell – Il se trouve que Michael Pollak12 était directeur de collection d’Anne-Marie Métailié, la collection où j’ai publié mon livre sur la cancérologie, Naissance d’un fléau13. On se connaissait déjà, il avait participé à des séminaires de l’Unité 158, où on discutait sur la position du chercheur et son rapport à son objet de recherche, c’étaient des choses dans l’air du temps, c’était bien. Donc il avait suivi mon bouquin et je savais qu’il était très malade quand le livre est paru. Dans une des dernières discussions que nous avions eues, il m’avait dit : « Tu ne peux pas terminer ton bouquin par une ouverture sur la question du sida ? ». Je lui avais répondu : « Michael, ça me semble quand même un peu compli- qué parce que mon bouquin se termine en 1940, c’est un saut à faire ! ». Il me dit : « Oui, tu as raison, mais il faudrait que tu fasses ce que tu as fait pour le cancer, parce que moi je ne peux pas, je ne peux plus ». D’une certaine manière, après sa mort, je l’ai ressenti comme une injonction. Puis les choses se sont précipitées quand j’ai été nommé dans la commission SHS de l’ANRS. C’est une bonne position pour demander des crédits. Notre enjeu était très orgueilleux, c’étaitdedire:ilyadestasde recherches qui se font sur le sida, à ce moment-là, puisque l’ANRS filait plein de fric. La plupart d’entre elles, ce sont vraiment des réponses à des questions correspondant à une demande des pouvoirs publics ; c’est d’un intérêt, on va dire, limité. Nous, on va essayer de faire une vraie recherche « fonda- mentale », qui ne réponde à aucune question extérieure, à aucune demande de l’institution, ce qui était possible parce que j’avais une position privi- légiée à l’intérieur de la commission qui finançait. Le livre qui en est sorti, ça tranchait avec le gros des publica- tions qui se faisaient sur le sida à ce moment-là. Notamment, ça tranchait avec ce qui se faisait au Cermes (labora- toire pluridisciplinaire de recherche sur les sciences, la santé et la médecine). Je crois qu’on se différenciait du Cermes, pas seulement parce que ce n’était pas les mêmes sciences sociales qui étaient représentées – il y avait la sociologie en commun, associée chez eux à l’anthropologie et à l’économie, chez nous à la psychanalyse et à l’his- toire. Mais c’était aussi et d’abord des différences dans le registre théorique, des axiomatiques de base. C’est-à-dire qu’il y avait, d’un côté, sur le plan de la sociologie, Claudine Herzlich et son équipe qui, grosso modo, se faisaient les représentants de certains courants de la sociologie anglo-saxonne, à une époque où celle-ci n’avait pas trop pignon sur rue en France – la sociology in medicine et of medicine14 et la sociology of health and illness étaient des domaines très largement reconnus aux États-Unis, alors qu’en France la sociologie de la médecine, c’était la cinquième roue du carrosse. Il n’y avait pas grand monde qui en faisait. Ça a commencé à se développer un peu plus avec le sida. De mon côté, j’avais un corpus de références qui n’avait rien à voir avec le mainstream anglo-saxon de la sociologie médicale. C’était Bourdieu, Elias et Foucault. Plus un peu de psychanalyse, Freud et un petit peu Lacan. Donc, entre nos deux unités, les recherches prenaient des orienta- tions forcément différentes. À cette époque, le Cermes travaillait plus sur les malades, les relations entre experts et profanes, les représentations des maladies. À l’Unité 158, les psycha- nalystes travaillaient avec leurs outils sur des questions de cet ordre, mais les sociologues, beaucoup moins. Et quand on y travaillait, on sociologi- sait les choses différemment, notam- ment les soins hospitaliers à domicile. On s’attachait à réinscrire les trajec- toires des malades dans des espaces sociaux et des espaces professionnels. Personnellement, j’ai toujours eu cette espèce d’exigence de ne pas me contenter de l’étude des interactions, d’éviter le côté « tranche de vie » plus ou moins saignante. Il fallait qu’il y ait des institutions, il fallait qu’il y ait du politique derrière. La grande qualité de notre unité, c’était de ne pas répondre aux demandes institutionnelles, d’où qu’elles viennent. Ce qui curieusement ne nous a pas empêchés de trouver des alliés à l’inté- rieur de l’Inserm, des biologistes ou des épidémiologistes contestataires. En même temps, il ne fallait pas se laisser marcher sur les pieds parce que c’était facile de devenir l’auxiliaire de l’épidémiologie, et certains chercheurs ne demandaient que ça. Mais à cette époque-là, en tout cas, les épidémio- logistes étaient, malgré tout, des alliés naturels. C’étaient un milieu politisé, très syndiqué, avec beaucoup de gens proches du PC et même d’anciens gauchistes. Surtout on y rencontrait des chercheurs qui acceptaient l’idée que les SHS pouvaient avoir leurs concepts et leurs méthodes propres de recherche. C’était plus difficile avec celles et ceux pour qui la socio- logie à l’Inserm consistait à étudier les facteurs sociaux responsables des maladies.
Coordinatrices – Faire de la sociologie générale sur des questions de santé, en quoi ça consiste ?
Patrice Pinell – Ça consiste à faire de la sociologie, sur des questions de santé. On utilise les mêmes outils, les mêmes concepts, les mêmes notions, on construit un objet qui a ses petites particularités. On va construire un espace social particulier, surtout des interfaces entre espaces sociaux. C’est quand on commence à travailler sur les malades que ça devient plus compliqué. On bascule vers la psychosociologie, plutôt, ou vers l’interactionnisme. La sociologie anglo-saxonne a construit la plupart de ses outils à travers des études sur les médecins et les relations des médecins avec les malades. Donc elle est sans doute plus performante, à un certain niveau, pour traiter de ce genre de questions. Après, évidem- ment, il y a toutes les limites de l’inte- ractionnisme. Il y a une chose qui me frappe : on analyse la carrière des patients, l’entrée dans la carrière, la sortie de la carrière, comment le patient se construit, ses représentations de sa maladie, de lui-même, à travers son expérience, les rapports au médecin, les échanges avec le médecin, les négocia- tions qui s’établissent entre eux... Mais dans ces recherches, tout semble se passer comme si tout commençait avec « l’entrée » dans la carrière de malade, et, par exemple dans le cas des malades atteints de cancer, avec l’annonce du diagnostic. C’est-à-dire qu’on ne prend pas en compte ce qu’a été la socialisa- tion à la médecine des individus, avant la survenue de la maladie. Or, il s’agit d’une dimension très importante si l’on veut comprendre les relations du patient avec le dispositif médical. L’étude des modalités de socialisation à la médecine des individus, leur incorporation dans la formation des habitus me semble être un champ de recherche qui, jusqu’ici, a été insuffisamment exploré. Pour revenir à la question « comment faire de la santé un objet de sociologie générale », je ne crois pas que la santé soit un objet. L’objet, c’est le champ où la définition de ce qu’est la santé est un enjeu de lutte. Dès qu’on commence à penser à la santé en termes de champ, avec son histoire, avec son processus de division en sous-champs spéciali- sés, on est dans la sociologie générale, on se pose la question de l’interdépen- dance avec le champ politique, le champ judiciaire, le champ de l’éducation... On construit ses objets comme ça. Dans ma dernière recherche sur la genèse de la politique de protection de la petite enfance, pour construire l’objet « lutte contre la mortalité infantile »15, il me fallait travailler sur la formation d’un mouvement social composite avec des médecins, des philanthropes, des agents de l’admi- nistration impériale, etc. Ce faisant, il apparaît que les enjeux ne portent pas seulement sur la baisse de cette mortalité, que les mesures à prendre interrogent la place des femmes dans la société : doivent-elles ou non être déterminées au premier chef par leur « être mère » et le « devoir d’allaite- ment » ? On part d’une question et on s’aperçoit que, pour répondre à cette question, il faut aller voir quels sont les débats à l’intérieur du champ du pouvoir sur les formes que doit prendre la domination masculine, étant entendu que derrière les oppositions, un consensus existe qui fait partie de l’illusio du champ du pouvoir de l’époque, que les femmes n’ont rien à faire dans le champ politique, comme elles n’ont rien à faire dans le champ universitaire ou dans le champ médical. Du coup, travailler ces questions- là, évidemment, ça complique un peu, ça déplace le problème. En tout cas, ça amène à l’éclairer d’une autre façon : la mortalité infantile devient un problème social grave, à partir du moment où celui-ci peut être lié à la double question des mauvaises mères et des nourrices. La domination masculine s’articule ici à la domination de classe. Les nourrices sont des femmes de la petite paysanne- rie, pour certains ce sont des femmes « sauvages », pour d’autres elles sont éducables si on les encadre : là encore un débat. On fait surgir des questions qui sont des questions de sociologie générale, on est bien au-delà de ce que serait une approche se contentant de voir, dans les discours sur la morta- lité infantile, le résultat d’une prise de conscience par certains médecins de l’existence d’un problème gravissime.
Coordinatrices – En quoi cette approche de la sociologie du champ médical, et plus largement de la santé que tu proposes fournit, selon toi, des armes sur la question des inégalités sociales et spatiales de santé ?
Patrice Pinell – Je ne me suis jamais posé la question de construire les inéga- lités de santé comme objet sociologique. En même temps, travailler sur le champ médical, pour le dire vite, c’est évidem- ment travailler sur la hiérarchisation du champ médical, sur les relations qu’il peut y avoir entre certaines catégories de médecins, certaines catégories de populations. Moi je l’ai surtout fait sur le XIXe siècle. Le XIXe siècle, c’est clair. Il y a une coupure, il y a vraiment deux registres, deux domaines : l’hôpital et le privé. À l’hôpital, on a les plus pauvres qui sont soignés par l’élite médicale, mais parce que leur corps sert en même temps d’objet d’étude et d’objet sur lequel on va former des jeunes médecins, pour les grands hôpitaux, là où il y a l’élite. En médecine de ville, on a une homolo- gie structurale parfaite entre la position dans la hiérarchie médicale et la position dans la hiérarchie sociale. Ceux qui sont en haut de la hiérarchie médicale sont les médecins des élites sociales. Et on retrouve une hiérarchie Paris-province, et une hiérarchie ville-campagne. Il ne faut pas oublier qu’on se pose la question de l’humanisation des hôpitaux à partir des années 1960, c’est-à-dire quand il commence à y avoir suffisamment de classes moyennes, voire des gens de classes supérieures, parmi les patients dans les hôpitaux de l’AP-HP ou d’ailleurs. Les inégalités de santé, sous la forme qu’elles prennent aujourd’hui, supposent déjà un certain degré de développement de la médecine et de démocratisation de la médecine. C’est ça, le paradoxe. Dans mon histoire de la cancérologie, j’ai analysé une situation paradoxale d’inégalité en matière de recours aux institutions. Dans les années 1920, l’État finance la construction d’un réseau de centres anticancéreux. Avec les innovations thérapeutiques, le coût des traitements par les rayons X et le radium pose pour la première fois des problèmes écono- miques. Il se trouve qu’en France, seul l’État a les moyens financiers d’assu- rer l’équipement de ces centres. Mais évidemment, ce que l’État finance, c’est du public. Et le public, c’est historiquement réservé aux indigents. Et on a des syndicats médicaux qui sont extrêmement vigilants sur ce point. Il n’est pas question que des gens pouvant payer soient pris en charge par un centre anticancéreux. Or, il n’y a pas de sécurité sociale, à l’époque, on y est de sa poche. Dans la seconde moitié des années 1930, la Ligue contre le cancer va construire tout un discours sur les inégalités d’accès à la santé. Mais là, c’est un discours qui dit : « Les pauvres ont droit à des choses auxquelles les riches n’ont pas droit, donc c’est un scandale ». À partir de situations comme celles-là, on va repenser la question de l’hôpital. Un hôpital qui ne doit plus être réservé aux indigents mais devenir un service public.
Coordinatrices – Les travaux de Foucault ont constitué une matrice pour la sociologie de la santé, de la médecine, et l’analyse des processus de médicalisation. Est-ce que tu peux nous expliquer en quoi ton approche socio- historique t’a amené à revoir certaines de ses hypothèses sur le processus de médicalisation ?
Patrice Pinell – Je pense qu’il y a, chez Foucault, des analyses très séduisantes et pertinentes, par certains aspects. Je prends le cas, par exemple, de Naissance de la clinique. C’est un livre qui m’a marqué avec cette thèse que les changements institutionnels au moment de la Révolution française vont créer les conditions d’une révolution épistémologique, avec la naissance de la médecine anatomo-clinique. Mais Foucault passe à côté de toute analyse en termes d’agents. On ne sait pas qui fait l’histoire... Ce point de vue-là fait que ce n’est pas une aide méthodolo- gique pour le sociologue, car le travail de Foucault ne s’intéresse pas (ou très accessoirement) à ce que les façons de penser – et les ruptures dans les façons de penser – doivent aux relations d’interdépendance des agents qui produisent et reproduisent ces façons de penser, pas plus qu’il ne s’intéresse aux dynamiques sociales détermi- nant les ruptures dans les façons de penser. Quand tu regardes de plus près, les choses apparaissent nette- ment plus complexes. Sur la naissance de la clinique, je suis assez convaincu par ceux qui, comme Othmar Keel16, disent que la clinique se développe dans l’Europe, que la France est plutôt en retard, par rapport à la naissance de l’anatomie clinique, et que les Français s’inspirent beaucoup de théories ou de thèses de médecins étrangers, en parti- culier de certains chirurgiens anglais. Un des enjeux théoriques, c’est d’essayer de voir ce qui se passe dans les relations entre un espace interna- tional, un champ au niveau national et des sous-champs locaux. Donc la question de l’impact de la Révolution française sur la médecine peut aussi se poser dans les termes de : en quoi cette révolution crée-t-elle les conditions qui favorisent l’importation de concepts et d’innovations institutionnelles ? Et je dirais, au stade où j’en suis de ma réflexion, que les changements qui affectent les institutions médicales pendant la Révolution sont une condi- tion de l’importation de la démarche anatomo-clinique et de sa domination dans tout l’espace hospitalier parisien, puis national. Par ailleurs Foucault met en évidence des transformations du savoir médical en s’appuyant sur des écrits qui peuvent être distants de plusieurs dizaines d’années, sans s’intéresser le moins du monde – ce qui est son droit – au processus social par lesquelles ces transformations sont intégrées et mises en œuvre par les médecins de la période révolutionnaire et par les générations suivantes. Si son travail est toujours intellectuellement stimulant, il n’en laisse pas moins entières des questions qui appellent des recherches de sociologie et d’histoire.