Entretien avec Bernard Malissen
Suzy Mouchet & Jean-François Picard, 26 janvier 2006 au CIML, script Sylvia Cornet (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Histrecmed
Voir aussi : 'Les années 90 seront celles du transfert à l'homme', Baya Berg, Fondamental, oct. 1993
De la préhistoire à la biochimie
J'ai toujours été passionné par la préhistoire et par les origines de l'homme. D'où vient l'homme, pourquoi est-on là, quelle est notre histoire ? Je me souviens qu'à sept ans, gamin dans le sud-ouest, j'étais déjà passionné et j'ai participé à beaucoup de fouilles archéologiques, j'ai d'ailleurs des publications. Quand j'ai eu vingt ans, j'ai commencé la faculté de sciences toujours avec l'idée de faire de la préhistoire. Mais il s'est produit un petit déclic. En histoire comme en préhistoire, c'est difficile d'avoir une validation de son hypothèse, or une science expérimentale, c'est aussi un jeu. C'est une dimension que n'ont ni l'histoire ni la préhistoire qui restent de la pure spéculation. Vous pouvez faire de superbes constructions sur comment était un habitat, mais vous n'aurez jamais de validation en retour. Comme je m'étais rendu compte que pour faire des fouilles archéologiques, de la paléontologie, il fallait avoir une bonne teinture de sciences exactes, mes profs m'ont dit de repasser dans la filière scientifique. Puis je suis passé en faculté de sciences, mais, en seconde année, il s'est produit un basculement et j'ai décidé de m'immerger totalement dans la biologie et la génétique. À l'époque, j'étais à Bordeaux où l'on était très bon en préhistoire, mais en biologie, c'était assez vieillot. Je croisais des gens qui s'intéressaient aux salamandres, aux batraciens et un petit peu déjà à l'immunologie. En immunologie, on faisait des greffes de peau de souris, mais esthétiquement cela me dégoûtait. En revanche, l'embryologie, je trouvais cela magnifique. Voir se constituer un être humain et essayer de comprendre. Pour me faire un peu d'argent, j'ai travaillé en histologie dans ces laboratoires qui faisaient de la biologie, de la zoologie expérimentale.
De Bordeaux à Marseille
Et puis arrive la loi Debré avec le service militaire à 23 ans (je suis né le 29 Novembre 1953). Donc, j'ai été obligé d'interrompre mes études, mais j'avais postulé pour être scientifique du contingent. Un vieux professeur de zoologie m'avait dit : "je vais essayer de voir si vous pourriez aller à Clamart à l'hôpital Percy", mais les hasards ont fait que j'ai reçu une affectation à Marseille à l'Institut de médecine tropicale du Pharo, ville où je n'avais jamais mis les pieds. J'y ai appris à faire beaucoup de choses, de l'histologie et de l'anatomopathologie. Toutefois au Pharo, la cadence de travail était particulièrement lente. Mais j'avais des copains ingénieurs qui faisaient leur service militaire et qui voulaient avoir des certificats en plus. Un certificat venait d' être créé, c' était sa première année, le 'C4' d'immunologie de Michel Fougereau. Mes copains allaient tous les après-midi à Saint Charles. Donc, je me suis pointé de manière quasi clandestine pour écouter les cours d'immunologie. Et puis un jour de mars, je m'en souviendrai toujours, Fougereau nous a dit :
"Je vous distribue des formulaires car il faut que vous vous inscriviez aux travaux pratiques.
- Professeur, je vous prie de m'excuser, mais je ne suis pas inscrit du tout.
- Pourquoi ne vous inscrivez-vous pas? Cela ne vous engage à rien“.
c'est comme cela que je me suis retrouvé classé premier au certificat C4. Michel Fougereau était un extraordinaire chimiste des protéines. La manière dont il présentait le grand problème de l'immunologie était particulièrement élégante : comment un système peut-il construire suffisamment de molécules pour capturer n'importe quel antigène ? Mon épouse qui était biologiste végétale et moi plutôt zoologiste nous étions très intéressés par la biochimie, la biophysique, mais ces sujets étaient immenses... Alors, nous nous sommes débrouillés pour faire une double maîtrise avec des certificats d'un côté et de l'autre. Ce qui nous a amené à considérer que pour comprendre la vie, il y a deux outils : la génétique et la biologie moléculaire. Mais à l'époque, on balbutiait, la biologie moléculaire ne disposait pas encore des enzymes de restrictions. Les laboratoires travaillaient encore sur les ribosomes.
Le Centre d'immunologie de Marseille Luminy
Michel Fougereau travaillait avec des généticiens, mais aussi des cliniciens comme Claude Mawas. Celui venait d'ouvrir son labo qui était encore vide et je me félicite encore aujourd'hui d'y être allé. C'était une forte personnalité, nous laissait une liberté totale. Lui il supervisait le HLA, il représentait une transplantation de l'école Dausset. La partie immunoglobulines moléculaires était celle de Fougereau. Il y avait donc là deux blocs qui ont fusionné pour donner naissance au Centre d'Immunologie de Luminy. Cette période a été un age d'or, les débuts du Centre de Luminy ont été extraordinaires. Le campus était encore vide, juste ce bâtiment et rien autour si ce n'est des corbeaux. C'était magnifique, je me suis dit "c'est l' endroit où j'aimerais bien vivre'. Comme mon épouse était restée à Bordeaux, je pouvais passer trois soirs chez les uns et les autres : ils ne voulaient pas me laisser tout seul. C'est comme cela que je me suis promené sur le campus.
Le fondateur du Centre de Luminy, François Kourilsky, avait eu une remarquable intuition. Il était allé à Oxford dont il avait ramené les anticorps monoclonaux qui ont valu le Nobel (1984) à G. Köhler et C. Milstein et que Michel Pirès a introduit à sur le campus. C'est donc l'idée d'utiliser les monoclonaux et les appliquer à l'immunologie de qui a donné naissance à l'entreprise 'Immunotech' dont s'est occupé Michel Delage, un polytechnicien. Delage était extraordinairement sur les radio-immuno-anticorps, c'est-à-dire pour doser grâce à la dialyse à partir d'anticorps monoclonaux des quantités très faibles d'antigènes. C'est ce genre de personnes un peu atypiques qui sont venus à Luminy, mais ils étaient tous très forts sur le plan technologique. Pendant longtemps nous étions moins d'une cinquantaine. Puis nous nous sommes développés pour atteindre deux cents personnes.
Vous même y êtes venu très tôt...
...Dès sa deuxième année d'existence. J'ai fait ma thèse sur la génétique des HLA. Le grand regret de la vie est que j'aurais voulu être à la fois scientifique et médecin. Le fait d'être médecin vous donne une ouverture énorme vers les sciences du vivant et bien sûr vous ouvre beaucoup d'entrée si vous voulez faire de la recherche clinique. Telle est la raison pour laquelle je voulais partir aux Etats-Unis, m'immerger dans la biologie moléculaire et le génie génétique. Je suis donc allé au Celteth de 1982 à 1984, dans l'un des meilleurs endroits au monde, chez Leroy Hood, celui qui a créé tous les outils de la révolution génique, les séquenceurs d'ADN, les synthétiseurs, etc. C'était extraordinaire, tous les grands de l' immunologie avaient la double casquette M.D. et Ph. D. Bien sûr ils ne font quasiment plus de clinique, mais leur double formation leur donne beaucoup de possibilités, ne serait ce que pour développer des sociétés en recherche pharmacologique. Quand je suis revenu de Californie, je me suis remis à la souris grâce à l'aide de Claude Mawas. J'allais à l'hôpital Nord de Marseille et les médecins du bloc me donnaient leurs prélèvements du matin. C'était ridicule comme système, mais si vous vouliez étudier les pathologies, il était important de bien connaître les dossiers pour pouvoir les discuter. Donc, j'ai fait de la souris avec l'obligation - car on reçoit quand même beaucoup d'argent de l'Etat - de le valoriser. Est ce qu'il n'y a pas une pathologie humaine équivalente? En fait, Mawas est l'un des rares biologistes intuitifs que je connaisse. Il arrivait avec de nouvelles hypothèses qui allaient à l'encontre des autres, mais c'est lui qui avait raison. J'ai plutôt une vision analytique des choses et Claude avait une vue très synthétique, très intuitive ce qui est rare en biologie. Il était très impressionnant. Alain Fischer et Marina Cavazzana sont des personnes pour qui j'ai une admiration sans borne. Ils arrivent à cumuler brillamment une activité clinique et la recherche en immunologie. Je pense qu'il faut être humainement exceptionnel pour assumer. Necker est l'un des meilleurs lieux d'analyses du système immunitaire de l'homme dans le monde.
L'immunogénétique
Le champ français de l'immunologie était dominé par la théorie du réseau, l' idiotypie. On essayait de démonter le système en ses composants. On ne voulait pas s'embarquer dans des théories aléatoires, car on manquait de base. Le champ était dominé par des théoriciens avec l'hypothèse des cellules suppressives, mais ce qui en définitive s'est révélée une illusion. Elles n'existent pas. Moi, je me suis beaucoup battu pour réduire, séparer, le système en ses morceaux et finalement, c'est cette approche qui s'est trouvée vérifiée. Jusqu'à ce que je sois parti aux Etats-Unis, le jeu était d'essayer de réduire la complexité du système immunologique, de le fractionner en sous populations en clones lymphocytaires, de les faire pousser pour les soumettre à la biologie moléculaire et à la fabrication d'anticorps monoclonaux. C'est une phase de réduction du système en ses composantes qui va jusqu'au séquençage du génome. Même si on revient sur une approche plus systémique aujourd'hui, on le peut car on a acquis les éléments. Jusque dans les années 1990, j'ai passé ma vie à démonter les éléments du système et à les remonter. Ma contribution était de comprendre comment lorsqu'on prend une cellule complètement neutre et que l'on rentre un gène, deux, trois, quatre, cinq,… on reconstitue une petite facette du systeme immunitaire. On lui confère des fonctionnalités, donc, c'est ce jeu de construction qui s' applique aujourd'hui à des souris. On essaye de sortir un gène, d'en remettre un ou de changer son mode d'expression. La génétique est d'une approche très élégante, par rapport à la biochimie. Vous prenez des cellules, vous les cassez, les relations entre les molécules sont perdues, alors qu'en génétique, vous enlevez ou faites faire une mutation ponctuelle d'un gène en essayant de ne pas trop déranger le système. C'est comme si vous jetez vos cannes à pêche pour attraper des poissons, ce qu'il faut savoir c'est bien ferrer le poisson car c'est la seule chose que l'on contrôle... On connaît tellement peu de choses qu'il est difficile de prédire un résultat et souvent, le plus intéressant, ce sont les résultats imprédictibles car ils vous désignent quelque chose d'inattendu et cela vous ouvre des perspectives...
Aujourd'hui, certains chercheurs parlent d'un déficit de réflexion theorique en biologie
La biologie n'a à pas encore l'état des maths ou de la physique où les gens ont des intuitions. Ils théorisent un résultat et après ils en font la démonstration. En biologie, vous ne pouvez pas le faire, on ne connaît pas assez le système. C'est la conclusion de l'un de mes textes, en biologie, on n'invente rien ou alors si l'on invente c'est à la manière des archéologues qui découvrent un objet dans un sol. Quand j'ai commencé nos plus grandes manipulations duraient deux semaines. Donc, on pouvait voir pousser notre affaire et faire des théories. Aujourd'hui, les manipulations dans lesquelles je m' engage avec les étudiants, c'est deux ans pour obtenir les résultats. Vous êtes aspiré, piégé par la lourdeur pour atteindre le niveau moléculaire. Comment traiter ce savoir ? Quand on m'a demandé d'entrer au conseil scientifique, j'ai dit OK, mais il y a des champs entiers de l'immunologie dont je suis incapable de dire si c'est bon ou mauvais. Et pourtant, j' essaye d' être ouvert, je lis, environ deux cents papiers par semaine. Quel est le niveau de réduction qu'il faut atteindre pour comprendre le système, prédire son développement, le manipuler de manière rationnelle ? Je pensais qu'il fallait atteindre un niveau très bas. Mais j'ai eu une discussion avec des amis physiciens qui m'ont dit que "si l'on veut construire des ponts, la théorie de la mécanique suffit. Il n'est pas nécessaire de connaître la physique quantique". Alors, en biologie, jusqu'où faut-il aller dans le réductionnisme pour commencer à voir des parts de l'objet qui fonctionne ? Ceci me semble un problème très intéressant, mais je n'ai pas de réponse...
'Molecular biology of T lymphocyte interactions'
J'ai pris les responsabilités à 40 ans du laboratoire de biologie moléculaire des lymphocytes T, j'étais encore très jeune. Lorsque j'ai accepté, j'ai dit aux collègues : "si je la prends, je ne sais pas comment sera le Centre dans dix ans, mais je vous promets qu'il ne sera pas comme il était avant». Bien sur, j'ai dû développer mes propres fonctions de directeur, mais cela je l'avais appris au Caltech. Assez rapidement, je me suis rendu compte qu'il faudrait aller chercher de l'argent à l'extérieur du CNRS. Lorsque je suis revenu d'Australie il y a sept ans, j'avais noté que tous leurs labos étaient dotés de 'grand officers ', à la fois scientifiques et plus ou moins managers, j'ai réussi à convaincre une collègue d'assurer cette fonction. Elle était un peu hésitante au début, mais elle a fini par accepter et aujourd'hui elle ne quitte pas le labo avant 21 heures. C'est elle qui nous a permis d'avoir tous les contrats européens. De même il a fallu financer le nouveau bâtiment. Tout cela c'est la dimension politique qui m'a pas mal occupé, mais il y a aussi la dimension psychologique d'un directeur. Les gens veulent vous voir pour se confesser, il y a un côté maïeutique...François Kourilsky m'avait prévenu : "si tu prends ce poste, il faut que tu sois capable de recevoir les gens depuis le chef d'atelier jusqu'aux chefs d'équipes". Finalement, j'ai eu une triple vie. L'une pour gérer le centre de Luminy, la vie dans mon laboratoire grâce aussi à Marie Malissen, mon épouse, et ma vie théorique pour lire de la biologie. Là, je suis dans une phase de théorie pour essayer de mettre en forme, de repositionner des choses pour voir où il faut aller. La recherche ne s'arrête jamais. Francis Bacon disait qu'il vaut mieux une idée énoncée de manière fausse qu'une idée énoncée de manière floue. Au moins cela amorce le processus dialectique. L'activité de recherche comporte une phase égoïste, il faut se cacher pour pouvoir lire. À ce moment, lorsque vous ne parlez à personne pendant une ou deux semaines, vous commencez à élaborer. La recherche appliquée ? Je me dis qu'on ne peut pas se permettre de recevoir autant d'argent de l'Etat et de refuser les incitations. Ma vision des choses est 'spinozienne', le matin vous polissez vos miroirs et l'après midi, vous êtes dans votre jardin secret . Mais j'ajoute que cela ne me gène pas de travailler sur des programmes, comme le Biotox de l'Inserm et en même temps sur la cristallographie du récepteur T où l'on s'est d'ailleurs fait scooper par les Américains. Quand Jacques Strominger a découvert le mur bactérien en étudiant le principe d'action de la pénicilline (vingt ans de travaux), il a investi une partie de ses ressources pour la première structure tridimensionnelle des HLA, de même j'ai voulu rester couplé à l'Institut de cancérologie et d'Immunologie de Claude Mawas, afin de garder un pied dans la clinique.