Le malaise de la recherche médicale
Par M. LAVAL-JEANTET maître de conférence agrégé ex-attaché du C.N.R.S.
Le Monde, 22 août 1968
Les récentes assises de la recherche bio-médicale n'ont pu dissiper le malaise qui sépare actuellement médecins hospitaliers et chercheurs. Il devient pourtant urgent que soit trouvée une voie de conciliation entre ces deux groupes. Toute la recherche médicale en dépend. Si quelques médecins hospitalo-universitaires voient dans " leur " laboratoire une manière d'étendre leur puissance en contrôlant de loin un instrument qui renforce leur prestige, beaucoup d'agrégés connaissent mieux les difficultés de la recherche. Certains l'ont pratiquée pendant de longues années, ils savent que le médecin hospitalier doit le plus souvent s'intégrer à une équipe, et non la diriger, et qu'il doit participer effectivement aux travaux effectués. Ces hospitaliers-chercheurs, qui sont maintenant nombreux, souhaitent que les autres chercheurs puissent trouver une place dans l'équipe hospitalo-universitaire du C.H.U., intégration que la création de " départements " rendrait aisée. Les chercheurs ne seraient plus des " travailleurs de la recherche ", mais des médecins du C. H. U. avec toutes les équivalences de titres et fonctions que comporte cette égalité, mais aussi les devoirs qu'elle implique, collaborer à l'enseignement dans le département par exemple. Ce contact permanent entre hospitaliers-universitaires et chercheurs-enseignants coordonnerait automatiquement leurs activités. Il n'est pas de recherche médicale appliquée ou clinique qui puisse se faire loin du malade. C'est là une notion un peu trop oubliée. Collaboration des hospitalo-universitaires à l'activité des équipes ne voudrait pas dire autorité impériale du médecin sur le chercheur. Le directeur du secteur recherche du département serait nécessairement un chercheur à plein temps. Il n'est plus possible d'admettre qu'un même médecin puisse diriger un service de soins, tenir une chaire et disposer d'une et parfois plusieurs unités de recherche. Nous sommes absolument d'accord avec ce principe. Ainsi la symbiose des chercheurs et des hospitaliers serait totale. Les chercheurs auraient des titres, le prestige, la liberté, qui sont l'apanache des hospitaliers. Les hospitaliers pourraient accéder à des laboratoires proches de leur unité de soins, discuter dans le collège du département avec les chercheurs, et les enseignants garderaient par l'apport de la recherche le dynamisme nécessaire à leur activité. Or que proposent les chercheurs ? Le colloque de Saint-Antoine l'a exprimé en filigrane à travers les motions de neuf commissions de travail. Les participants l'ont dit plus ouvertement lors des discussions : nous voulons rester entre nous. Chercheurs entre chercheurs, dans des laboratoires bien clos, loin des centres de soins si possible, loin des affreux hospitaliers, loin des mandarins de tous poils. Le chercheur dans ce cadre n'a que faite de la recherche clinique, qu'il méprise d'ailleurs sans oser l'avouer et demande à rester dans sa tour de l'I.N.S.E.R.M. dont il gravit les échelons, jugé par ses pairs, chercheurs de profession tout comme lui. La tentation de l'entrée dans l'équipe du département est repoussée. Au contraire, on fusionne les statuts avec les techniciens, devenant " travailleurs de la recherche " et pas autre chose. Tout, crédits, avancements, jugements, consignes, vient de là-haut, des organismes centraux et parisiens qui sont vos interlocuteurs et vos juges. Le C. H. U. n'est qu'un vague hôtel qui fournit - c'est commode - les murs et parfois quelques malades. La recherche vue par les chercheurs va ainsi devenir dans les C. H. U. un corps étranger, isolé, irrigué par l'extérieur. Il n'est pas difficile de prédire que le C. H. U., la rejettera. Quelques exemples bien connus d'hôpitaux ou de centres anti-cancéreux où la recherche s'est coupée en quelques années de la médecine et voit sa position locale fortement discutée montrent que cette évolution est inéluctable si les projets des chercheurs sont maintenus. Si les " travailleurs de la recherche " refusent " l'enfer du C. H. U. " rien ne les retiendra et surtout pas les médecins. Au moment où toutes, les structures paralysantes vont être décentralisées, comment comprendre cet attachement obstiné à une recherche monolithique et à un " statut " particulier et clos, avec le moins possible d'ouvertures sur l'extérieur. Pour avoir pris dans le groupe des hospitalo-universitaires une position favorable aux demandes des chercheurs qui m'a valu maintes critiques, je me sens d'autant plus libre pour conseiller aux chercheurs la prudence et leur demander de ne pas se figer sur des positions rétrogrades. Ce n'est ni en s'isolant, ni en jalousant les maigres avantages qu'ont actuellement les hospitalo-universitaires que la dignité des chercheurs et leur sauvegarde pourra être assurée. C'est au contraire en devenant membres à part entière de la future équipe du département que les chercheurs pourront maintenir le contact vivifiant de la clinique et du laboratoire.