L'aliénation de l'homme moderne à l'égard de la culture scientifique

Inaugurant vendredi la chaire de biologie moléculaire qui lui a été confiée par le Collège de France, " institution exemplaire, unique en ce qu'elle est vouée à la seule connaissance, recherchée, cultivée, approfondie pour elle-même, hors de toute contingence, pour le seul éclat de sa lumière ", le professeur Jacques Monod a souligné qu'en un temps " où la source même de la science, dans la connaissance objective et dans l'éthique qui la fonde, demeure obscure pour la majorité des hommes "... la confrontation des disciplines et leur communication apparaissaient comme un devoir permanent de la communauté scientifique.

Par C. Escoffier-Lambiotte, Le Monde, 6 novembre 1967

C'est à une telle confrontation, par l'application des méthodes et des données des sciences physiques à l'étude des phénomènes biologiques, que l'on doit les connaissances actuelles sur les systèmes vivants et sur les propriétés qui les distinguent de " tous les autres objets ou systèmes connus de l'univers ". Analysant ces propriétés et montrant qu'elles pouvaient être définies en termes de biologie macromoléculaire, c'est-à-dire de biophysique et de biochimie, le professeur Monod a évoqué, pour en rejeter l'illogisme, les diverses théories " vitalistes " ou " métaphysiques " qui font appel à des forces directrices spéciales ou à des interprétations transcendantales pour expliquer l'apparition de la vie sur la Terre et surtout son organisation et sa reproduction permettant la création évolutive de structures de complexité croissante. Cette complexité croissante qui assure la survie des espèces et inspire irrésistiblement l'idée d'un certain finalisme...

Le support physique de l'évolution

Les découvertes de la biologie moléculaire, celle concernant l'acide désoxyribonucléique, support physique des propriétés des systèmes vivants, dont la structure rend compte des fonctions caractéristiques de la vie, permettent d'écarter ces théories " stériles " et d'apporter à l'évolution que décrivit le génie de Darwin l'explication rationnelle basée sur la seule connaissance expérimentale. Le degré de perfectionnement atteint par un système vivant au cours de cette évolution tient essentiellement à la qualité des réseaux de communication, de coordination établis entre les cellules sous la forme de signaux physiques ou chimiques qui pourraient être chez l'homme " les supports physiques ultimes de la pensée, de la conscience, de la connaissance, de la poésie, des idées politiques ou religieuses, comme ceux des projets les plus nobles ou des ambitions les plus basses ".

Le royaume des idées

Le dernier en date des " accidents évolutifs ", c'est-à-dire la capacité de procéder à une communication informative entre individus, a marqué " l'émergence d'un nouveau règne, la noosphère, royaume des idées et de la connaissance, né du jour où les associations nouvelles, les combinaisons créatrices réalisées chez un individu ont pu, transmises à d'autres, ne plus périr avec lui ". Ce royaume des idées, estime le professeur Monod, présente d'étroites analogies avec la biosphère d'où il a émergé. Les idées sont, comme les êtres vivants, capables de se conserver, de croître, de gagner en complexité, et les lois auxquelles obéissent leur sélection, leur pouvoir d'invasion ou leur disparition ressemblent étrangement à celles régissant le destin passé ou actuel des espèces animales. " Aussi voudrait-on bien connaître l'avenir et le sort de la plus puissante idée qui ait jamais émergé : celle de connaissance objective, définie comme n'ayant pas d'autre source que la confrontation systématique de la logique et de l'expérience. " C'est à l'étude des racines de cette idée suprême, la science, des motifs pour lesquels elle s'est imposée, bien qu'elle soit dénuée de pouvoir d'invasion, et surtout à l'étude de l'aliénation de l'homme moderne à l'égard de la culture scientifique, " qui pourtant tisse son univers ", que M. Jacques Monod a consacré la dernière partie de cette leçon inhabituelle où se mêlaient étroitement pour se compléter les réflexions morales, scientifiques, historiques ou sociales, comme on souhaiterait qu'il en soit plus souvent ainsi et comme semble le suggérer, sinon l'appliquer toujours, la mission du Collège de France. " Je pense, a-t-il conclu, après l'avoir définie, que l'éthique de la connaissance est radicalement différente des systèmes religieux, utilitaristes ou positivistes qui voient dans la connaissance non pas le but lui-même, mais un moyen de l'atteindre ; je pense qu'il faut systématiser cette éthique, en dégager les conséquences morales, sociales et politiques, qu'il faut la répandre et l'enseigner, car, créatrice du monde moderne, elle est seule compatible avec lui. " Quel idéal proposer aux hommes d'aujourd'hui, qui soit au-dessus et au-delà d'eux-mêmes, sinon la reconquête, par la connaissance, du néant qu'ils ont eux-mêmes découvert ? "

 

De la biologie à l'éthique : l'aliénation de l'homme moderne à l'égard de la culture scientifique

Inaugurant récemment la chaire de biologie moléculaire qui lui a été confiée par le Collège de France, " institution exemplaire, unique en ce qu'elle est vouée à la seule connaissance, recherchée, cultivée, approfondie pour elle-même, hors de toute contingence, pour le seul éclat de sa lumière ", M. Jacques Monod a évoqué l'un des maux les plus graves dont souffrent les sociétés modernes, c'est-à-dire l'anxiété, la profonde méfiance de tant de nos contemporains à l'égard de la culture scientifique, " qui pourtant tisse leur univers "." Pour la première fois ", disait M. André Malraux il y a quelques Jours, " une civilisation ne connaît pas sa raison d'être... ".C'est, répond M. Jacques Monod, parce qu'elle vit, affirme et enseigne des systèmes de valeurs dont les bases sont ruinées, alors qu'elle doit son émergence à l'adoption d'une " éthique de la connaissance " dont elle ignore les sources, les règles et la nature.Nous publions de larges extraits de cette leçon (1), où l'on voit, phénomène trop rare, un homme de science s'efforcer de comprendre et d'expliquer l'éthique " sévère, contraignante et sociale " qui est celle de sa communauté, cette communauté qui porte, en raison même des pouvoirs qu'elle procure aux peuples d'aujourd'hui, une responsabilité dont elle n'a pas toujours et pas clairement su mesurer l'ampleur.

Le Monde, le 30 novembre 1967

L'admirable programme du Collège de France formulé il y a plus de quatre siècles, à l'une des époques les plus fécondes de l'histoire de la pensée, apparaît plus Justifié, plus nécessaire aujourd'hui que jamais. Car, par un étrange retour, le prodigieux développement de la science, les immenses bouleversements techniques, politiques, sociaux, intellectuels qu'elle a provoqués, entraînent aujourd'hui pour elle de nouveaux dangers. La science a donné à l'homme d'immenses pouvoirs. Mais outre des abus atroces dans l'usage de cette puissance, sa source même, dans la connaissance objective et dans l'éthique qui la fonde, demeure obscure pour la majorité des hommes ; d'où cette anxiété, cette profonde méfiance que tant de nos contemporains éprouvent à l'égard du monde moderne et de la science elle-même. Sentiment d'aliénation qui est loin de n'atteindre que les moins cultivés; certaines des tendances les plus marquantes de la littérature et de la philosophie contemporaines procèdent directement de cette aliénation, parfois délibérément proclamée. Il est peu de devoirs plus clairs ou plus urgents aujourd'hui pour la communauté des hommes de science que de combattre cette moderne névrose. Et comment la combattre sinon par l'approfondissement de la connaissance elle-même, par l'extension constante de la méthode objective à de nouveaux domaines, par un enseignement, enfin dispensé sans contrainte et sans sanction à des hommes libres ? Tel était bien, dès l'origine, tel est encore le programme du Collège de France, autant que jamais exemplaire. (...)

Les propriétés paradoxales des êtres vivants

Faut-il rappeler qu'au regard des lois physiques régissant l'évolution des systèmes macroscopiques, l'existence même des êtres vivants apparaît comme un véritable défi ? Seule en effet parmi les objets ou systèmes connus dans l'univers, les êtres vivants possèdent deux propriétés paradoxales que j'appellerai, après d'autres, l'Émergence et la Téléonomie. L'émergence, c'est la propriété de reproduire et multiplier des structures ordonnées hautement complexes et de permettre la création évolutive de structures de complexité croissante. La téléonomie, c'est le mot qu'on peut employer si, par pudeur objective, on préfère éviter "(finalité ". Cependant, " tout se passe comme si " les êtres vivants étaient structurés, organisés et conditionnés en vue d'une fin : la survie de l'individu, mais surtout celle de l'espèce. Il est clair que ces deux propriétés paradoxales, par quoi les systèmes vivants paraissent se distinguer radicalement des non-vivants, ne sont pas indépendantes mais au contraire étroitement associées, puisque le " projet " téléonomique c'est la multiplication de l'espèce, propriété d'émergence... Le problème de la relation causale ou temporelle entre émergence et téléonomie est au fond, de toutes les spéculations, de toutes les théories qui ont été proposées comme solution aux paradoxes. Aussi peut-on classer ces théories en deux groupes, selon qu'elles admettent que la téléonomie assure et dirige l'émergence ou au contraire que l'émergence précède la téléonomie.

Vitalisme et métaphysique

C'est ainsi que les diverses théories " vitalistes ", d'apparence plus ou moins scientifique, supposent toutes l'existence d'un principe téléonomique, d'une force directrice spéciale présente dans la " matière vivante ", absente dans la matière inanimée. Il n'y a pas lieu de s'arrêter longtemps à ces hypothèses dont la stérilité est depuis longtemps avérée. Pour souligner leur insignifiance, il suffit de noter que l'expression même de " matière vivante " n'a aucun sens. Il y a des systèmes vivants ; il n'y a pas de " matière " vivante. Aucune substance, aucune molécule extraite et isolée d'un être vivant ne possède, par soi-même, les propriétés paradoxales. Seuls les systèmes vivants, c'est-à-dire au minimum la cellule, les présentent. L'émergence et la téléonomie sont des propriétés du système, mais non des substances dont il est constitué. Des spéculations plus récentes, dues souvent à des physiciens assez ignorants de la biologie, proposent un vitalisme plus subtil, mais à mon avis non moins stérile. La solution métaphysique consiste à supposer que la téléonomie et l'émergence sont en réalité des propriétés universelles, manifestées seulement de façon plus intense chez les êtres vivants, à commencer ou à finir par l'homme lui-même. C'est la solution de Teilhard de Chardin, qui n'est pas neuve d'ailleurs. Sous une forme ou une autre, explicite ou pas, cette idée est présente en effet dans la plupart des grands systèmes religieux ou métaphysiques. Il est aisé de la reconnaître, sous divers déguisements, dans la physique d'Aristote comme dans la biologie de Teilhard de Chardin, dans l'idéalisme hégélien comme aussi dans la matérialisme dialectique.

La " logique " de ces interprétations transcendantes, parentes éloignées de l'animisme primitif, implique comme postulat de départ une téléonomie universelle qui tendrait à l'émergence. Une fois, admis cet animisme cosmique, il n'y a plus en effet de difficulté à expliquer l'apparition de la vie et l'évolution; il aura suffi pour cela de nier le deuxième principe de la thermodynamique, comme le fait l'auteur du texte suivant : " Nous arrivons donc à la conclusion que, d'une façon qu'il appartiendra aux savants de l'avenir de mettre en lumière, la chaleur rayonnée dans l'espace doit nécessairement avoir la possibilité de se convertir en une autre forme de mouvement, sous laquelle elle peut derechef Se concentrer et redevenir active. Ainsi tombe la difficulté essentielle qui s'opposait à la reconversion de soleils morts en nébuleuse incandescentes Peut-être faut-il préciser que ce texte n'est pas du Père Teilhard, mais de Friedrich Engels (dans la Dialectique de la nature).

L'interprétation physique de l'évolution

LA solution diamétralement opposée, selon laquelle l'émergence doit nécessairement précéder la téléonomie, nous apparaît aujourd'hui comme la seule rationnelle, la seule possible, la seule compatible avec le deuxième principe. Car si ce principe est absolument inconciliable avec une quelconque téléonomie universelle, il n'exclut nullement l'émergence locale de structures complexes. Il fallut, cependant, le génie de Darwin pour que s'imposât l'idée que la téléonomie procède de l'émergence qui la crée, l'aiguise et l'amplifie. Cependant, il ne s'agissait encore que d'une solution logique, non d'une interprétation physique. La sélection darwinienne rendait compte de révolution dans la biosphère, mais non des propriétés fondamentales qui font des systèmes vivants les sujets de la sélection. Il restait à découvrir l'ultima ratio, le support physique de l'émergence et la nature physique des interactions téléonomiques élémentaires. Pendant de longues années, après Darwin, l'espoir de parvenir à de tels résultats a paru presque chimérique. Aujourd'hui, cependant, le support physique de l'émergence est identifié, sa structure est établie, et cette structure rend compte de la fonction. J'ai désigné ainsi, bien entendu, l'acide désoxyribonucléique (A.D.N.), constituant des chromosomes, gardien de l'hérédité et source de révolution, pierre philosophale de la biologie (...). Encore que l'A.D.N. ne soit pas, à strictement parler, un cristal, son mécanisme de réplication est étroitement comparable au phénomène depuis longtemps cité comme exemple d'émergence dans le monde physique : la cristallisation. Cette ancienne comparaison, qui fut souvent moquée pour sa prétendue naïveté, apparaît aujourd'hui pleinement justifiée : le support moléculaire de l'émergence chez les êtres vivants est bien, comme l'avait prévu Schrödinger, un " cristal apériodique ", utilisé comme modèle pour la reproduction ne variateur de sa propre structure. Cet extrême conservatisme pourrait paraître s'opposer à la variation, donc à l'évolution : il s'y oppose en effet. Résultat satisfaisant, car l'évolution des espèces est, en définitive, un fait beaucoup moins paradoxal que leur stabilité. Faut-Il rappeler que certaines d'entre elles se sont reproduites sans modifications appréciables depuis près d'un milliard d'années ? La contradiction entre stabilité et évolution n'est d'ailleurs qu'apparente. Il est facile de voir que le mécanisme de copie conforme que représente la réplication de l'A.D.N. permet précisément la conservation, non seulement de la norme spécifique, mais de tout accident fortuit survenu dans la reproduction de cette norme. Car les mécanismes qui reproduisent la structure d'un AD.N. ne sauraient évidemment être absolument infaillibles. Qu'un accident se produise, entraînant une erreur dans la reproduction du programme, l'erreur à son tour sera conservée, reproduite, multipliée, à moins qu'elle n'entraîne, ce qui est certainement le cas pour l'Immense majorité de ces accidents, la disparition de la lignée cellulaire où elle s'est produite. L'évolution, l'émergence de structures complexes à partir de formes plus simples, est donc la conséquence des imperfections mêmes du système conservateur de structures que représente une cellule. Bien loin de " guider " l'émergence évolutive, la téléonomie n'y contribue, aveuglément d'ailleurs, que lorsqu'elle est en défaut. Et l'on peut dire que les mêmes événements fortuits qui, dans un système non vivant, entraîneraient, par leur accumulation, la disparition de toute structure, aboutissent, dans la biosphère, à la création de structures nouvelles et de complexité croissante.

La machinerie cellulaire

L'évolution des espèces, à vrai dire, n'est pas, n'est plus actuellement le problème central de la biologie. Les frontières de cette discipline, les limites actuelles de la terra incognito se situent plutôt aux deux pôles de l'évolution : les sources premières de l'émergence et les manifestations les plus raffinées de la téléonomie. C'est-à-dire, d'une part, le problème de l'apparition des toutes premières structures douées du pouvoir d'autoreproduction, et, d'autre part, celui du fonctionnement de la plus évoluée des structures téléonomiques, le système nerveux central. L'extrême difficulté du premier de ces problèmes tient à ce que la cellule " moderne ", la seule que nous puissions étudier, est le produit de milliards d'années d'une sélection impitoyable qui y a accumulé un formidable appareil téléonomique dans lequel il nous est presque impossible encore de discerner les vestiges des structures primitives. Car, si l'A.D.N. est bien le support moléculaire de l'émergence, il est par lui-même inerte et dépourvu de propriétés téléonomiques. Celles-ci ne se manifestent que dans l'activité du système cellulaire dont le " projet " est, en définitive, la conservation de la structure de l'A.D.N., donc de l'information qu'elle représente. Il importe de mesurer la multitude et la complexité des opérations qu'implique la réalisation d'un tel projet. Dans le système vivant le plus " simple " que nous connaissions, la cellule bactérienne, le métabolisme proprement dit, c'est-à-dire l'ensemble des opérations assurant la mobilisation du potentiel chimique et la synthèse des constituants cellulaires essentiels, comporte plus de deux mille réactions covalentes, distinctes et stéréospécifiques, dont la plupart sont encore hors de la portée du plus habile chimiste organicien (...).

...Cette machinerie chimique fonctionne avec une efficacité qui approche de la perfection. Dans de bonnes conditions, une cellule bactérienne réalise son projet (son " rêve " disait, ici même, François Jacob) : reproduire son A.D.N., devenir deux cellules, en vingt minutes environ. Les erreurs graves susceptibles de faire échouer le projet sont très rares : dans une population en voie de croissance, la mortalité est pratiquement nulle. La synthèse d'une molécule de protéine, comportant l'assemblage d'un millier d'acides aminés en une séquence précisément définie par l'A.D.N., se fait en moins d'une minute, sans que le pourcentage d'erreurs (il y en a) dépasse normalement 1 0/00. Le rendement énergétique approche du maximum possible, et le rendement matériel global est très proche de 100 %. Il est évident que la puissance, la perfection téléonomique d'un système aussi complexe implique une coordination rigoureuse de toutes les activités, de tous les échanges de matières et d'énergie qui s'y poursuivent. C'est en définitive sur la coordination de ces activités, plus que sur ces activités elles-mêmes, que repose l'existence même du système en tant que tel.

Émergence et coordination

OR il apparaît possible aujourd'hui de reconnaître à certaines classes de molécules une fonction spécifiquement coordinatrice. Ces molécules sont des protéines, dites allostériques, douées de par leur structure de la propriété de s'associer électivement et réversiblement avec deux ou plusieurs espèces chimiques différentes, au besoin dépourvues, l'une à l'égard de l'autre, de toute analogie structurale, de toute affinité, de toute réactivité chimique. Entre ces corps qui chimiquement s'ignorent, entre lesquels, livrés à eux-mêmes, aucun échange d'énergie n'aurait lieu, aucune influence ne s'exercerait, une interaction élective s'établit par l'Intermédiaire de la protéine allostérique (...). On voit ici clairement comment, grâce à l'" Invention " des protéines allostériques, l'évolution moléculaire a pu libérer peu à peu les systèmes vivants des contraintes chimiques (structurales et thermodynamiques) qui eussent sans cela Interdit l'émergence du prodigieux édifice fonctionnel que représente la cellule, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Il reste que, Jusqu'à présent et quoique les généralisations théoriques fassent apparaître des possibilités très variées d'application, le rôle essentiel des interactions allostériques n'est prouvé expérimentalement qu'au niveau cellulaire (...). Mais les organismes pluricellulaires n'ont pu émerger que grâce à l'apparition de nouveaux réseaux de coordination. Disons que je serais surpris, et ma foi dans l'unité du monde vivant, déçue, si ce prodigieux organe de coordination téléonomique, le système , nerveux central de l'homme, n'utilisait pas lui aussi ce moyen de communication moléculaire, déjà découvert par les bactéries, que représentent les interactions allostériques.

La noosphère et l'apparition du langage

Supposons cette spéculation vérifiée. Aurions-nous alors le droit de dire que nous connaissons le support physique ultime de la pensée, de la conscience, de la connaissance, de la poésie, des idées politiques ou religieuses, comme celui des projets les plus nobles ou des ambitions les plus basses ? Oui, certes, nous devrions dire que tout cela, tous ces êtres qui nous habitent, sont en effet contenus, inscrits dans les déformations géométriques de quelques millions de milliards de petits cristaux moléculaires. Nous devrions le dire, comme nous devons reconnaître que les œuvres de Racine sont écrites dans le livre que voilà, et celles de Shakespeare dans tel autre. L'émergence dans la biosphère d'un système différencié de communications intercellulaires capable de transférer entre cellules éloignées des signaux relatifs aux expériences vécues par l'une d'entre elles est certes un accident remarquable, lié sans doute à l'acquisition de la motilité chez des êtres pluricellulaires, et donc associé à cet autre accident que fut la différenciation d'un tissu à fonction mécanique. Accident qui, pour n'être pas inévitable, pouvait se produire dès lors que les supports moléculaires de la communication et de la coordination existaient déjà au sein de chaque cellule. Que ce système, à la suite d'autres accidents, soit devenu capable non seulement d'établir une coordination centrale, mais d'enregistrer, de combiner, de transformer et de restituer l'information, voilà un phénomène d'émergence plus prodigieux encore, mais non un paradoxe, dès lors qu'un réseau de communications intercellulaires quasi instantanées était établi. Comme on le sait, le système nerveux central de beaucoup d'animaux (et pas seulement d'animaux considérés comme supérieurs) est certainement capable de toutes ces performances, particulièrement développées chez les espèces sociales pour lesquelles la communication informative entre individus est une condition de survie du groupe.

Seul, cependant, le dernier en date de ces accidents pouvait conduire au sein de la biosphère à l'émergence d'un nouveau règne, la noosphère, le royaume des idées et de la connaissance, né du jour où les associations nouvelles, les combinaisons créatrices chez un individu, ont pu, transmises à d'autres, ne plus périr avec lui. Le système nerveux central de l'homme, pour être d'un volume supérieur, ne se distingue pas, par ses structures d'ensemble, de celui des autres primates. Et si, depuis Broca, on peut reconnaître à certaines parties de l'encéphale le rôle de centre du langage, on ne peut dire encore si cette faculté est liée à l'existence de certains circuits particuliers, présents chez l'homme, mais non chez le singe, ou associée à l'accroissement d'ensemble de la capacité d'enregistrement et de combinaison du système. Je serais tenté de faire l'hypothèse que le langage a pu apparaître à la faveur de l'émergence d'interconnections nouvelles, pas nécessairement très complexes en elles-mêmes, chez un préhominien doué jusque-là d'un système nerveux central guère plus développé que celui des singes supérieurs" actuels. Mais le langage, dès lors qu'il existait, devait conférer une valeur sélective immensément accrue à la capacité de combinaison et d'enregistrement. Dans cette hypothèse, l'apparition du langage aurait pu précéder, peut-être d'assez loin, l'émergence du système nerveux central propre à l'espèce humaine et contribuer en fait de façon décisive à la sélection des variantes les plus aptes à en utiliser toutes les ressources. En d'autres termes, c'est le langage qui aurait créé l'homme, plutôt que l'homme le langage.

Évolution et sélection des idées

Sur cette dernière réflexion qui, vraie ou fausse, est encore de son domaine, le biologiste, homme d'une science qui n'est pas qualifiée d'humaine, devrait peut-être clore son discours, pour passer la parole aux linguistes, aux psychologues, aux philosophes. Pourtant, la noosphère, pour être immatérielle, peuplée seulement de structures abstraites, présente d'étroites analogies avec la biosphère d'où elle a émergé. Une idée transmissible constitue un être autonome (au sens où l'on parle d'un être mathématique) doué par lui-même d'émergence et de téléonomie, capable de se conserver, de croître, de gagner en complexité. Par conséquent, objet d'une sélection dont la culture moderne est le produit actuel, mais en pleine évolution. Peut-être un jour un très grand esprit saura-t-il écrire comme pendant de l'œuvre de Darwin une " histoire naturelle de la sélection des idées ". On peut discerner que les lois de cette sélection sont nécessairement très complexes puisqu'elle opère à deux niveaux ; comme pour une espèce parasite, le succès d'une idée dépendra d'abord de son pouvoir d'invasion, lié sans doute à sa structure propre, à sa capacité de dominer ou d'assimiler d'autres idées, mais sans relation immédiate avec la valeur sélective de cette idée pour l'homme ou le groupe qui l'accepte. Une espèce parasite, douée d'une virulence et d'une transmissibilité telles qu'elle tuerait immanquablement tous les représentants de son hôte d'élection, disparaîtrait elle-même. Beaucoup d'idées ont eu ce sort ou le connaîtront. De même aussi que certaines différenciations extrêmes, d'abord sources de succès, ont conduit des groupes entiers à leur perte dans un contexte écologique modifié (tels les grands reptiles de l'ère secondaire), de même voit-on aujourd'hui que l'extrême et superbe rigidité dogmatique de certaines religions (telles que l'islamisme, le catholicisme ou le marxisme), source de leurs conquêtes dans une noosphère qui n'est plus la nôtre, devient aujourd'hui cause de faiblesse extrême qui conduira, sinon à leur disparition, du moins à de déchirantes révisions. Aussi voudrait-on bien connaître l'avenir et le sort de la plus puissante idée qui ait jamais émergé dans la noosphère : l'idée de connaissance objective, définie comme n'ayant pas d'autre source que la confrontation systématique de la logique et de l'expérience.

Les sources de la connaissance objective

L'histoire même de cette idée est obscure. Certes elle doit être aussi ancienne que l'homme lui-même, car aucun individu, aucune société n'aurait pu survivre qui ne l'eût mise en pratique. C'est sans doute parce qu'elle était aussi profondément enracinée dans la praxis que l'émergence de cette notion a été si difficile et si lente. Peut-être peut-on s'expliquer ainsi que des civilisations entières, et des plus hautes, telle la chinoise, ne soient jamais parvenues à la dégager, tandis qu'en Europe occidentale il fallut plus de deux mille ans, des présocratiques à Galilée et Descartes, pour préparer l'avènement de la science moderne. II s'agit donc d'une idée, qui par sa simplicité même, par son apparente sécheresse, est presque dénuée de pouvoir d'invasion, donc totalement désarmée devant les idées riches en contenu éthique qui prétendent apporter une solution au problème de la condition humaine. Si, en définitive, envers et contre tout, cette idée s'est imposée, c'est bien exclusivement en raison de sa valeur sélective au second niveau : celui de la praxis, de l'immense puissance qu'elle mettait à la disposition des hommes. Elle s'imposait, elle créait le monde moderne, elle n'était pas adoptée pour et par elle-même ; elle ne l'est pas encore, et l'angoisse des abîmés t-on ? On peut en discerner plusieurs, distinctes, peut-être que jamais. Le vieux mythe de l'arbre de connaissance témoigne que ces terreurs sont anciennes, mais c'est un poète moderne qui dit : " Frères, lâchez la Science gourmande Qui veut voler sur les ceps défendus Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaître. " L'aliénation de l'homme moderne à l'égard de la culture scientifique, qui pourtant tisse son univers, se révèle sous bien d'autres formes encore que la naïve horreur exprimée par Verlaine. Je vois, dans ce dualisme, l'un des maux les plus profonds dont souffrent les sociétés modernes, cause de déséquilibres si graves qu'ils menacent dès maintenant la réalisation du grand rêve du 19e siècle : l'émergence future d'une société non plus construite sur l'homme, mais pour lui.

Quelles sont donc les sources de cette aliénation ? On peut en discerner plusieurs, distinctes, mais confluentes. D'abord, et simplement, tout ce qui, dans la science, dépasse l'entendement immédiat et la compréhension intuitive. Il ne s'agit pas seulement de la relativité, de la théorie des quantas ou des mécanismes de l'émergence moléculaire. Les techniques issues de la science moderne dépassent l'entendement de la plupart des hommes et sont pour eux une cause d'humiliation permanente. À moins que, par compensation, ces perplexités, amalgamées avec d'anciens mythes, ne viennent constituer une sorte de néo ésotérisme dont le pouvoir d'invasion semble considérable. En second lieu, il y a tous les abus de puissance, dont la science est considérée en définitive comme responsable. Toute une littérature en est née, et l'archétype du savant paranoïaque, qui ira jusqu'au crime pour réaliser son expérience démente, a été inventé longtemps avant l'explosion d'Hiroshima. De Frankenstein au docteur Folamour, en passant par Moriarty, la filiation est continue.

L'aliénation de l'homme moderne à l'égard de la culture scientifique

Bien plus profond, plus répandu et plus grave, il y a le sentiment déjà avoué par Kant lui-même que la science fait de l'homme un étranger dans un univers où il n'a plus de place assignée et nécessaire. Que l'homme n'ait aucune importance dans l'univers, qu'il n'y pèse d'aucun poids, et que si même il en a émergé, c'est par hasard, ce résultat capital de la science est aussi le plus inacceptable. Le refus, le recours à la transcendance, ou à une quelconque entéléchie universelle, n'exige pas une telle ascèse objective, et permet d'assigner à notre humaine condition une origine supposée plus noble et plus signifiante. On voit bien d'ailleurs que les conceptions probabilistes de la science moderne sont plus odieuses encore que les théories mécanistiques du début du 19e siècle. L'univers de Laplace faisait moins peur que le nôtre. L'homme y avait sa place inévitablement préparée, de toute éternité. Ce qui était bien quelque chose, si petite que fût cette niche. Mais que l'homme fût le produit d'une somme incalculable d'événements fortuits, précieusement conservés, comment le croire sinon devant l'homme biologique lui-même, du moins devant ses œuvres ? Comment le pur hasard aurait-il jamais pu écrire l'Odyssée, Andromaque ou la Passion selon saint Matthieu ? On peut calculer la probabilité de voir un singe dactylographe écrire les œuvres de Shakespeare. Cette probabilité est du même ordre que celle de voir geler l'eau dans une casserole posée sur le feu. Ce qui, comme le dit Borel, serait légitimement considéré comme un miracle. Mais si, telles qu'elles ont été écrites par Shakespeare, ces œuvres doivent en définitive leur émergence à une somme d'événements fortuits, leur probabilité initiale était la même qu'avec le singe pour auteur. C'est donc un miracle. Ce raisonnement inattaquable a pour seul défaut d'être, bien entendu, applicable à n'importe quel événement particulier survenu dans l'univers, puisque, a priori, la probabilité de cet événement est infinitésimale. Mais l'univers existe, il faut bien qu'il s'y produise des événements, tous également improbables, et l'homme se trouve être l'un d'entre eux. Il a tiré le gros lot : faut-il désespérer ? ou rejeter la science qui nous impose de telles conceptions ? Désespoir de l'homme convaincu d'être absurde et refusant de l'être : thème qui a nourri beaucoup des plus grandes œuvres contemporaines. Que l'on écarte ces confusions, cette peur devant l'inconnu qui risque de se découvrir, cet orgueil blessé, il reste l'argument ultime : que la connaissance objective ignore les valeurs ; que si elle a déjà pu détruire les fondements traditionnels des éthiques religieuses, elle ne peut par essence en proposer aucune autre. Et que la fonction de la philosophie étant avant tout d'établir un système de valeurs, il lui faut bien en chercher les bases au-dehors, au-delà sinon en deçà de la science. Comment un homme de science et surtout un biologiste pourrait-il cacher sa préoccupation anxieuse devant ce paradoxe inévitable : s'il est un homme de science, c'est qu'il a choisi de le devenir ? Par ce choix, il marquait son adhésion à un certain système de valeurs ; il assumait, que ce fût délibéré ou implicite, une éthique. Il choisissait une discipline et acceptait de s'y soumettre. Une discipline, en effet, avec tout ce que ce mot contient de rigueur morale, sans laquelle la rigueur logique et l'objectivité seraient inaccessibles.

L'éthique de la connaissance

LA science ignore les valeurs ; la conception de l'univers qu'elle nous impose aujourd'hui est vide de toute éthique. Mais la recherche constitue par elle-même une ascèse; elle implique nécessairement un système de valeurs, une " éthique de la connaissance ", dont elle ne peut cependant démontrer objectivement la validité. Nous sommes donc devant la contradiction suivante : les sociétés modernes vivent, affirment, enseignent encore - sans y croire d'ailleurs - des systèmes de valeurs dont les bases sont ruinées, alors que, tissées par la science, ces sociétés doivent leur émergence à l'adoption, le plus souvent implicite, et par un très petit nombre d'hommes, de cette éthique de la connaissance qu'elles ignorent. Voilà la racine même de l'aliénation moderne. Quelle est donc cette éthique, créatrice de connaissance ? Je la crois encore mal comprise, fût-ce par les hommes de science eux-mêmes. Mais Nietzsche, lui, ne s'y était pas trompé, qui en dénonçait avec violence le redoutable secret : " ... Toutes les sciences travaillent aujourd'hui à détruire en l'homme l'antique respect de soi... Elles mettent leur idéal austère et rude d'ataxie stoïque à entretenir chez l'homme ce mépris de soi, obtenu au prix de tant d'efforts, en le présentant comme son dernier, son plus sérieux titre à l'estime de soi... " J'ai rappelé que l'idée même de connaissance objective, enfermée d'abord dans la pratique des arts mécaniques, avait mis des siècles à émerger comme concept dans la noosphère. Aujourd'hui encore on confond souvent l'éthique de la connaissance avec la méthode scientifique elle-même. Mais la méthode est une épistémologie normative, ce n'est pas une éthique. La méthode nous dit comment chercher. Mais qui nous commande de chercher, et pour cela d'adopter la méthode, avec l'ascèse qu'elle implique ? Ici naît un nouveau malentendu. On entend partout aujourd'hui défendre la recherche pure, dégagée de toute contingence immédiate, mais cela, justement au nom de la praxis, au nom des puissances encore inconnues qu'elle seule peut révéler et asservir. J'accuse les hommes de science d'avoir souvent, trop souvent, entretenu cette confusion; d'avoir menti sur leur véritable dessein, invoquant la puissance pour, en réalité, nourrir la connaissance qui seule leur importe. L'éthique de la connaissance est radicalement différente des systèmes religieux ou utilitaristes, qui voient dans la connaissance non pas le but lui-même, mais un moyen de l'atteindre. Le seul but, la valeur suprême, le " souverain bien ", dans l'éthique de la connaissance, ce n'est pas, avouons-le, le bonheur de l'humanité, moins encore sa puissance temporelle ou son confort, ni même le " connais-toi toi-même " socratique, c'est la connaissance objective elle-même. Je pense qu'il faut le dire, qu'il faut systématiser cette éthique, en dégager les conséquences morales, sociales et politiques, qu'il faut la répandre et l'enseigner, car, créatrice du monde moderne, elle est seule compatible avec lui. Il ne faudra pas cacher qu'il s'agit d'une éthique sévère et contraignante qui, si elle respecte dans l'homme le support de la connaissance, définit une valeur supérieure à l'homme lui-même. Éthique conquérante et, par certains côtés, nietzschéennes, puisqu'elle est une volonté de puissance : mais de puissance uniquement dans la noosphère. Éthique qui enseignera par conséquent le mépris de la violence et de la domination temporelle. Éthique sociale, car la connaissance objective ne peut être établie pour telle qu'au sein d'une communauté qui en reconnaît les normes. Quel idéal proposer aux hommes d'aujourd'hui, qui soit au-dessus et au-delà d'eux-mêmes, sinon la reconquête, par la connaissance, du néant qu'ils ont eux-mêmes découvert ?

(1) Noua devons ce privilège à l'amabilité du professeur Etienne Wolff, administrateur du Collège de France. Le texte intégral de cette leçon sera publié comme il est de coutume par les soins du Collège de France, 11, place Marcelin-Berthelot, Paris (5e). Il paraîtra en outre dans la revue l'Age de la science (Dunod-Editeurs).

 

De la biologie à l'éthique. L'aliénation de l'homme moderne devant la culture scientifique

La publication, le 30 novembre 1967, de larges extraits de la leçon inaugurale de M. Jacques Monod nous a valu une importante correspondance, où les diverses conceptions développées par le nouveau professeur au Collège de France sont âprement débattues.Si certains de nos lecteurs acceptent l'idée que l'homme puisse être " le fruit d'accidents successifs ", d'autres considèrent que l'affirmation selon laquelle " l'évolution serait la conséquence des imperfections mêmes du système conservateur de structures que représente une cellule ", ne peut être prouvée, et que l'on peut fout aussi bien démontrer le contraire. " Ce qui revient, disent-ils, à donner la primauté à ce qui, sous le nom de téléonomie, n'est autre que la finalité, le principe directeur ".L'aliénation de l'homme à l'égard de la culture scientifique est, dans l'ensemble, reconnue par tous, mais beaucoup en trouvent la cause non pas dans l'ignorance mais dans la conscience lucide de certains des aspects les plus négatifs ou les plus redoutables du " progrès scientifique ".Enfin, l'éthique définie par M. Monod et que certains comparent à une " religion nouvelle " paraît, à d'autres, " tragiquement insuffisante pour répondre aux aspirations de l'homme ou des sociétés humaines ".Nous ne pouvons donner ici que de brefs aperçus de ce débat où l'on voit se refléter certaines des préoccupations les plus angoissantes que soulèvent, chez les hommes d'aujourd'hui, le développement des sciences et leur emprise sur la vie quotidienne.

Le Monde, 8 janvier 1968

La science ne peut suffire.

Je reconnais, écrit le Père François Russo, l'originalité, la pertinence et la profondeur d'une grande part des vues que propose M. Jacques Monod. On ne saurait trop souligner la portée de ses observations sur l'intelligence renouvelée de la vie que nous offrent les travaux récents sur l'A.D.N. Combien aussi nous apprécions la vigueur et la lucidité avec laquelle il insiste sur la portée de l'avènement et de l'extension de la connaissance objective faite fondamentalement d'une " confrontation de la logique et de l'expérience " ! Que l'homme d'aujourd'hui éprouve un profond malaise en face de la science, qu'il ait à son sujet tant d'idées aberrantes, que notre culture n'ait pas su lui faire toute la place à laquelle elle a droit, c'est bien là un grave problème auquel nous sommes encore trop peu attentifs. De même, M. Monod dénonce très justement les vues étroites et même inexactes qui ont communément cours sur la nature et la fonction de la connaissance scientifique. La connaissance objective est soutenue et animée par une éthique qui ne doit pas être confondue avec la méthode scientifique, et " le véritable dessein des hommes de science " - nous dirions plutôt le dessein premier - n'est pas " le bonheur de l'humanité, moins encore sa puissance temporelle et son confort, mais la connaissance objective elle-même ". Mais, en raison même de la qualité de ces vues et de l'autorité de leur auteur, on regrette de les voir prolongées par des considérations quelque peu sommaires et dogmatiques sur le processus de l'évolution et sur la nature et le destin de l'homme. Dès lors qu'il quittait le strict domaine de la science, M. Monod ne devait-il pas être plus attentif aux exigences de la réflexion où il s'engageait, ne serait-ce qu'aux précautions élémentaires à prendre dans l'emploi de termes tels que " métaphysique " ou " transcendance " ? On l'aurait aussi voulu plus soucieux de tenir compte d'un certain nombre de siècles de réflexion philosophique dont il n'est pas a priori évident que rien n'en doive être retenu. Il en va de même de la question du rôle du hasard dans l'évolution. À l'encontre de M. Monod, il demeure permis - tout en reconnaissant la vanité des démonstrations faciles de tant d'antiprobabilistes - de s'interroger sur la validité d'une explication qui ne veut voir dans le développement de la vie et l'apparition de l'homme que l'heureux tirage d'un " gros lot ". Des difficultés profondes subsistent à ce sujet, qui ne sont aucunement " confusions ", et dont la source n'est pas à chercher seulement " dans la peur de l'homme devant l'inconnu " et dans " un orgueil blessé ". Quant à l'éthique de la connaissance objective, avec M. Monod nous en reconnaissons toute la noblesse et toute la portée. Néanmoins, on se croit autorisé à douter qu'à elle seule elle puisse " nous enseigner le mépris de la violence et de la domination temporelle ". Cet idéal mérite assurément au plus haut point d'être " proposé aux hommes d'aujourd'hui ". Mais suffira-t-il à les combler ? M. Monod aurait pu au moins poser la question. Plus conséquent avec lui-même, M. Monod ne devait-il pas reconnaître que, dès lors qu'il présentait la connaissance objective comme constituant pour les hommes un idéal qui est " au-dessus et au-delà d'eux-mêmes ", comme une " valeur supérieure à l'homme lui-même ", il s'engageait dans une voie qui conduit à poser un certain nombre de problèmes à la solution desquels la science ne saurait suffire ?

Ignorance ou conscience ?

Mme J.-L, Pernin, de Paris, écrit : " Pour la première fois, une société ne connaît pas sa raison d'être. " Par ces mots de M. Malraux, vous introduisiez, dans votre numéro daté du 30 novembre, un texte de M. Jacques Monod. En disant cela, M. Malraux voulait sans doute illustrer le triste paradoxe d'une société qui a cessé de croire à l'existence d'une hiérarchie sacrée, et qui repose sur le vide, dans la mesure où la science qui la modèle ne peut lui fournir l'idée d'une telle hiérarchie. Nous pensons que ce problème est l'un des plus aigus de tous ceux qui se posent a l'homme contemporain, peut-être la source même de la plupart de tous les autres problèmes. L'homme est écartelé entre les deux termes de sa création. Même s'il comprend les fondements rationnels des moyens dont il use pour se réaliser comme homme, il n'en reste pas moins conscient de la distance entre l'idée humaine qui fonde ces moyens et l'usage humain que lui-même en fait. Ceci d'autant plus que la dialectique propre aux œuvres scientifiques et techniques exige d'elles qu'elles engendrent des produits dont l'usage soit de plus en plus immédiat, par des moyens de plus en plus médiats, sans qu'il puisse y avoir conciliation entre ces deux termes. Au reste, cela seul nous fait comprendre que " ... le malaise vis-à-vis de la culture scientifique " est moins celui des ignorants, qui - de l'aveu même de M. Monod - s'en tiennent à des systèmes de valeurs périmés, ne soupçonnant que confusément leur caducité, qu'il n'est le propre des esprits plus cultivés. En ce qui concerne le problème des " abus atroces ", conséquence inévitable de la nouvelle puissance de la société, la solution que propose M. Monod n'est guère rassurante : " le seul but, la valeur suprême, " le souverain bien ", dans l'éthique de la connaissance, ce n'est pas, avouons- le, le bonheur de l'humanité... " ; bien sûr il précise que le souverain bien n'est pas non plus " sa puissance temporelle ", mais cette déclaration de neutralité à l'égard des problèmes politiques soulevés par la science - neutralité qui s'est avérée intenable pour bien des savants - n'est-elle pas facile et même dangereuse ? Au problème de l'angoisse des philosophies contemporaines devant l'univers, angoisse qui est le reflet du divorce que cherche à réduire M. Monod, celui-ci répond que ces philosophies n'ont qu'un seul tort, c'est de s'inquiéter du " néant qu'elles ont découvert ", et tout en confirmant cette découverte, il cherche à nous montrer qu'en tant que démarche scientifique elle est rassurante. Cela revient à dire que cette certitude subjective d'égarement qui étreint notre société, qui nous permet de poser tous ces problèmes, est pour M. Monod une illusion ; il ne nous reproche pas d'être ignorants, mais d'être conscients. Revenons-y une dernière fois; que l'éthique du savant soit bien une éthique, nous l'accordons. Qu'elle constitue un fondement, une raison d'être pour une société dont les membres, avec des conditions de vie matérielle de plus en plus homogènes, ont des fonctions de plus en plus spécialisées, nous ne pensons pas que cela soit possible. Comment un commerçant pourrait-il avoir les mêmes valeurs qu'un savant ? Le fondement d'une société, sa raison d'être, ce ne peut être qu'une religion, une croyance, pourvues d'un contenu dont le caractère général se ramifie en une infinité de valeurs particulières telles que chaque fonction sociale puisse y voir sa place représentée. Or, la science ne nous offre en guise de fondement qu'une forme vide, à côté de laquelle elle entasse des moyens matériels de puissance dont elle reste incapable de définir le but.

Science et mystique

(...) Un autre motif de satisfaction que les philosophes des sciences retirent de votre leçon, souligne M. Manuel de Dieguez, de Saint-Gauburge (Sarthe), c'est le secours que vous leur apportez en contribuant à démythologiser les grandes synthèses eschatologiques dont la prétention est souvent de se fonder sur la science elle-même, et dont Teilhard de Chardin est le Bernardin de Saint-Pierre du 20e siècle. En montrant la parenté de son type de pensée avec le finalisme d'Engels et de Hegel, vous êtes allé, me semble-t-il, à la racine de la question d'une manière qui montre bien la parenté d'esprit entre la science et la philosophie moderne : parenté qui consiste à autopsier des comportements de l'esprit, et non les systèmes de pensée qui n'en sont que les conséquences... (...) Mais la question se pose d'éclairer l'abîme strictement psychologique qui s'ouvre sous l'homme quand il devient le veilleur et la vigie du " néant qu'il a découvert ". Il me semble, comme à vous, que le sens de la science est de faire taire les dieux. Le sens du savoir scientifique, tel que vous l'évoquez dans son éthique, n'est-il pas d'un haut gardien du silence ? Mais alors, la question se retourne étrangement, car, en sentinelle du silence métaphysique, la science n'est-elle pas la dernière et la plus haute voix de l'écoute vraiment religieuse, donc de l'ouverture de l'esprit à la " béance " de l'univers et du sujet, comme disent aujourd'hui nos psychanalistes, devenus, par la force des choses, philosophes ? (...) La science, au plus secret, est éveillée à ce que les mystiques appellent la " nescience ", le non-savoir. L'ignorance à l'égard de la mystique pure me semble donc la plus fâcheuse fermeture au vide dont souffre l'humanisme occidental. Pourtant, quel dialogue entre les deux " ignorances ", celle de la science et celle de la mystique ! Car la mystique muette est aussi éloignée de l'infantilisme des représentations religieuses vulgaires que la science elle-même l'est du sens commun. Pour ma part, je crains parfois qu'en croyant se fonder sur une logique des " lois de la nature ", la science, malgré qu'elle en ait, ne soit encore aristotélicienne, donc thomiste, donc " catholique ", et fasse alors parler à la nature le langage d'une raison universelle. Alors, la science n'est pas encore vraiment gardienne du " néant qu'elle a découvert". (...)

Une éthique restreinte

Toutefois, de même qu'il existe une relativité restreinte dans la relativité généralisée, de même je crois, écrit Vercors, que l'éthique de la connaissance est une éthique restreinte dans la généralité d'une éthique de la rébellion. Outre que des peuples entiers ne pourront pas, avant longtemps, accéder à la science, il a existé, il pourrait exister encore, des sociétés qui jugent que la connaissance est un mal : comment leur prouver le contraire ? La valeur normative de la connaissance comme fondement éthique doit être établie sans conteste. Elle ne peut l'être qu'en se référant au concept de ce qui, n'existant que dans l'espèce humaine, et absent dans toutes les autres, constitue spécifiquement l'humain et qui, développé, hominise l'homme tandis que, négligé ou combattu, il l'animalise. J'ai tenté de montrer que ce concept c'est sa rébellion contre sa condition naturelle - dont l'ignorance de tout est la première donnée, et le refus d'icelle la première rébellion. Cette volonté de connaissance a pris aujourd'hui, avec l'effacement des vieilles structures mentales, avec la découverte du néant et de l'absurde, la toute première place. S'en tenir à elle seule ne serait pas néanmoins sans comporter quelque imprudence.

Un pouvoir corrosif redoutable

Un pouvoir corrosif redoutable, écrit le professeur Froment, titulaire de la chaire de clinique des maladies cardio-vasculaires à la faculté de médecine de Lyon. Bien que je sois très porté à vous croire quand vous dites que, créatrice du monde moderne, cette éthique (qui est aussi la mienne) est " seule compatible avec lui ", cependant je me demande depuis longtemps si ce message ne possède pas un pouvoir corrosif redoutable, et peut-être ce pouvoir corrosif seulement, à l'égard de la masse des humains. À son propos en tout cas, il m'est souvent arrivé de méditer, dans une vue prospective, cette phrase de Valéry : " Toute l'histoire humaine, en tant qu'elle manifeste la pensée, n'aura peut-être été que l'effet d'une sorte de crise, d'une poussée aberrante, comparable à quelques-unes de ces brusques variations qui s'observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu'elles sont venues... Qui sait si notre culture n'est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu'une ou deux centaines de siècles auront suffi à produire et à épuiser ? " À cet égard votre dernière phrase (qu'aurait peut-être rendue plus explicite le texte entier de la Leçon, tronquée dans le monde) m'a laissé sur ma faim. " Reconquête, par la connaissance, du néant " ? Que voulez-vous dire au juste par cela ? Connaissance des modes de début et de développement de la vie, de la pensée... etc ? Je ne le pense pas ; mais alors ?...

Le remède ou la cause?

Je ne suis, dit M. Morange, d'Alger, ni savant ni biologiste ; je ne suis même qu'un " primaire " puisque je n'ai fait ni philosophie ni latin. Je n'ai qu'une instruction technique un peu supérieure à la moyenne, me permettant d'être professeur de dessin industriel. Si j'ose cependant faire quelques remarques sur votre " leçon inaugurale " c'est que j'ai confiance dans le simple bon sens pour ne pas dire de grosses bêtises, même sur des choses savantes; je crois aussi qu'il y a d'autres sources de connaissance de la vérité que l'expérimentation scientifique. J'ai été étonné, monsieur, d'apprendre que je suis le produit d'une série d'accidents survenus dans la reproduction ininterrompue de la cellule élémentaire apparue, on ne sait comment, il y a des milliards d'années; ces " accidents " donnant lieu à toujours plus de complexité de la cellule, et même à de vastes systèmes de cellules différenciées, mais à fonctions coordonnées, dont la complexité dépasse tout entendement. Il faudrait revoir, monsieur, le sens du mot " accident " et lui donner une définition scientifique, car, dans le langage courant, accident veut dire dérangement dans un ordre normal, dégradation, catastrophe. Mais en biologie les " accidents " donnent lieu à des formes de plus en plus complexes, de plus en plus organisées, de plus en plus évoluées, de plus en plus belles ! Les conclusions que vous tirez de toute cette science me laissent perplexe. Vous semblez proposer, comme remède à nos maux, ces maux du monde moderne que vous signalez si bien : l'homme étranger dans un univers irrespirable où il semble qu'il n'est plus qu'un rouage d'une vaste machine, " désespoir de l'homme convaincu d'être absurde et refusant de l'être " ; vous semblez proposer comme remède, dis-je, d'aggraver encore ce que vous avouez être la cause de ces maux : la connaissance objective créatrice du monde moderne et " l'éthique " qui la conditionne. Cependant vous êtes très franc, monsieur ; vous avouez que " le seul but, la valeur suprême, le " souverain bien " dans cette éthique de la connaissance, ce n'est pas le bonheur de l'humanité, ni son confort, ni le "connais-toi toi-même ", c'est la " connaissance objective " elle-même. Nous voilà avertis. Voilà le nouveau dieu à adorer pour lui-même : la connaissance objective. Il ne nous donnera ni le bonheur ni aucune des valeurs humaines qu'il ignore car " la connaissance objective ignore les valeurs ". Il ne nous donnera que " la connaissance objective "... avec la bombe atomique, les villes irrespirables, les hécatombes sur les routes, les eaux polluées, la nature saccagée, etc., et l'homme aliéné et désespéré, comme vous le dites vous-même.

Puisque nous sommes francs, monsieur, soyons-le jusqu'au bout.

Quel est le terme de votre " connaissance objective " ? Ce n'est pas Dieu, car Dieu se voit aussi bien, et même mieux, dans son œuvre harmonisée que dans son œuvre disséquée. D'ailleurs Dieu est éliminé au départ comme inaccessible à la " connaissance objective ". Quel est donc ce terme ? Une connaissance de plus en plus grande des secrets de la nature ? Vous le savez, monsieur, sans l'avouer, cette route n'a pas d'issue ; elle est infinie. Au terme de cette route, qui n'a pas de terme, il y a le secret de la façon dont Dieu a coagulé et organisé l'énergie tirée de son propre vouloir, et ce secret est inaccessible à l'homme. Cependant, en cours de route, l'homme dévoile quelques éléments relativement simples de ce secret ; exemple : la désintégration atomique. Vous savez les résultats ! On ne laisse pas les enfants jouer avec les allumettes. Les secrets de Dieu recherchés uniquement dans le but de puissance ou dans le but de satisfaire la " connaissance objective " sont des allumettes de catastrophes et de malheurs entre les mains des hommes. Cela ne condamne pas globalement la recherche scientifique si elle est faite dans des intentions plus humbles et ordonnée au simple service des hommes et des œuvres de paix. C'est au fruit qu'on reconnaît l'arbre. Dans ce cas, les intentions, le but recherché, conditionnent le fruit.

L'éthique de la connaissance

Enfin, M. Alfred Fabre-Luce nous écrit notamment : Dans la seconde partie de sa leçon, M. Monod nous propose en modèle l'éthique de la connaissance qui inspire les savants. Il faut, dit-il, " la systématiser, en dégager les conséquences morales, sociales et politiques, la répandre et l'enseigner ". J'imagine mal une société qui s'inspirerait de cette éthique, telle que M. Monod la définit. (" La connaissance est supérieure à l'homme. ") Nous recommande-t-il un droit qui renoncerait à défendre les individus, une justice qui écarterait l'idée de la responsabilité, une médecine qui reprendrait (avec plus de talent et dans un esprit différent) les expériences sur le vif des nazis ? J'entends bien que, selon lui, l'éthique de la connaissance enseignera aussi " le mépris de la violence ". Pourquoi donc ? La guerre a bien souvent aiguillonné la science. La confiance de M. Monod s'adresse plutôt, j'imagine, aux qualités morales des savants. Ceux-ci, malheureusement, restent des hommes, et, s'ils obéissent à " l'éthique de la connaissance " dans leurs laboratoires, ils s'inspirent fréquemment d'autres valeurs dès qu'ils en sortent. En 1945, tel physicien, initiateur de la bombe atomique, admettait, préparait son emploi contre certains jaunes (les Japonais). En 1950, il ne l'admettait plus contre d'autres jaunes (Coréens ou Chinois) après une autre agression. Cette différenciation relevait d'une conception politique, non d'une morale professionnelle. Il arrive que des hommes de science s'adressent solennellement au public, dans le cadre de leur spécialité, pour formuler des jugements inspirés d'une simple mode. En 1951, un groupe d'anthropologues et de biologistes réunis sous les auspices de l'Unesco ont lancé une " déclaration sur les races " qui niait l'existence de différences génétiques héréditaires. Pour les signataires, les différences des groupes humains s'expliquaient entièrement par le milieu, la culture, l'histoire. Mais, en 1964, une autre réunion d'anthropologues et de biologistes a formulé des " propositions de Moscou " où, au contraire, l'idée d'une " capacité génétique d'épanouissement intellectuel " était admise. Entre les deux documents, il n'y avait eu aucune découverte scientifique, mais seulement un changement d'atmosphère. En 1951, on se préoccupait de réagir contre le nazisme et le colonialisme. En 1964, on commençait à tenir compte de fiertés naissantes (celle, notamment, de la négritude) qui revendiquent, au lieu de les nier, certaines différences " raciales ". L'écrivain qui constate de telles variations se demande si l'éthique de la connaissance pourra suffire à nourrir la communauté des hommes alors qu'elle n'arrive pas à nourrir entièrement la communauté des savants. Mais il ne méprise pas pour autant cette éthique. Il dirait même volontiers : " Plaise au ciel que les hommes de science continuent à nous donner l'exemple de cette modestie qui a permis leur succès. " Le rôle de l'homme de lettres est de rappeler aux esprits l'importance et la difficulté du " connais-toi toi-même " de Socrate. Physiciens et biologistes, tout occupés à explorer les mystères de la matière et de la vie, paraissent ignorer ceux de - leur propre inconscient et s'intéressent peu aux sciences (à vrai dire, imparfaites) qui tentent de l'explorer. Ces sciences aussi ont leur impérialisme. L'homme de lettres le sait, ou le devine. Aussi se borne-t-il à résister aux empiètements des unes et des autres, en usant de ses armes traditionnelles : la connaissance de la grammaire, l'habitude de l'observation, le sens des nuances, le relativisme intellectuel - mais aussi la foi dans l'homme - que lui inspire l'intime fréquentation des grands écrivains de toutes les époques. Chez d'autres écrivains, la névrose qui inquiète M. Monod paraît en bonne voie de guérison. Les magazines littéraires de l'année ont été pleins de respectueuses considérations sur le structuralisme. Des hommes de formations très différentes s'accordent aujourd'hui à nous présenter les savants comme des anges, la sociologie comme mathématisable, l'histoire comme une abrupte succession d'états hétérogènes, l'homme comme un produit et un serf du langage. Cette entreprise extra-scientifique et extra-littéraire a même été poussée si loin qu'une réaction est devenue inévitable. Un homme de lettres le dit ici. Mais c'est plutôt des savants eux-mêmes qu'il faut espérer un prochain retour aux règles austères de leur état.

 

Jacques Monod se définit comme " un existentialiste qui ne mettrait pas la science entre parenthèses "

Par J. L., LM, 9 mai 1968

Le Centre catholique des intellectuels français avait convié lundi soir M. Jacques Monod à une discussion des thèses formulées dans sa leçon inaugurale au Collège de France (le Monde du 30 novembre), leçon qui a déjà donné lieu à des commentaires nombreux et passionnés, dont témoignent les quelques extraits de correspondance publiés dans Je Monde des 7-8 janvier 1968. Sous la présidence de M. Astier, secrétaire général du Centre, et en présence notamment de M. Leprince-Ringuet, son collègue au Collège de France, le débat devait, comme le texte de base du conférencier, se subdiviser en deux parties, la première consacrée à la biologie, la seconde à la philosophie qu'en tire le conférencier. M. Jacques Monod reprit, en les explicitant, les principaux thèmes de son cours, qui ont trait à l'existence des êtres vivants - ce " véritable défi ", - caractérisée par ces deux " propriétés paradoxales " que sont l'" émergence, propriété de reproduire et multiplier des structures ordonnées hautement complexes et de permettre la création évolutive de structures de complexité croissante ". et la " téléonomie " (mot employé de préférence à " finalité ", qui décrit les êtres vivants comme " structurés, conditionnés et organisés en vue d'une fin, la survie de l'individu, mais surtout celle de l'espèce ". L'association de ces deux propriétés telle que la décrit M. Monod, " le projet téléonomique..., la multiplication de l'espèce " étant " une propriété d'émergence ", et la priorité accordée par M. Monod à l'émergence, dès lors qu'a été découvert son support physique, l'A.D.N., ont été discutés par un public en grande partie composé d'ecclésiastiques : les R.P. Russo et d'Armagnac, le pasteur Dumas, notamment. Le rôle du hasard dans l'évolution a notamment donné lieu à des échanges de vues animés, à l'occasion desquels le conférencier critiqua les systèmes dits " animistes " et " vitalistes ", formula de vives critiques à l'encontre du système de Pierre Teilhard de Chardin et évoqua les attaques portées contre lui par M. Louis Althusser lors d'un récent séminaire universitaire. Mais c'est surtout le passage de la biologie à l'éthique, voire à un système politique, tel que le professeur au Collège de France propose de l'accomplir, qui a donné lieu à des objections et à un plaidoyer de M. Monod éclairant mieux encore que son texte de base son attitude philosophique. Précisant très fermement que l'éthique qu'il prône repose moins sur la " connaissance objective " que sur l'ascèse qui la commande, le conférencier s'est naturellement défendu de tout scientisme et s'est prononcé pour une transcendance conquise par l'homme même. " Mais pourquoi pas reçue ? " objecta M. de Frondelille, aux yeux de qui il n'y a pas d'incompatibilité fondamentale entre les perspectives ouvertes par M. Jacques Monod et une foi spiritualiste. Ce qui a donné au conférencier l'occasion de se définir comme " un existentialiste qui ne mettrait pas la science entre parenthèses ".

 

" Questions aux savants "

J.-M. DOMENACH, LM, 26 février 1969

" Nous croyions que c'était la doctrine du gouvernement républicain que les vérités scientifiques suffisent, à elles seules, à la vie intellectuelle et morale de la nation tout entière. " Ce propos de Marcel Sembat à la Chambre, en 1903, quel député oserait le tenir aujourd'hui ? La science n'est plus une mystique politique depuis qu'elle est retombée sur les hommes sous forme de projectiles perfectionnés et de conditionnement psychique. Mais elle reste un pouvoir. Pierre-Henri Simon s'exagère peut-être son importance lorsqu'il évoque ce " nouveau principe aristocratique " de notre société, une minorité de savants et de techniciens détenant les moyens occultes de gouvernement. Je suis plutôt frappé par tout ce qui reste d'irrationnel dans une politique qui suit bien davantage les passions que l'expérimentation et la prévision. Pour prendre un seul exemple, la politique coloniale française d'après-guerre a été menée contre les avis et les avertissements de spécialistes dont plusieurs étaient proches des partis de gouvernement. Mais P.-H. Simon a certainement raison lorsqu'il affirme que " l'autorité ne peut rien sans une Information et des méthodes qui relèvent de la science et recourent constamment aux mathématiques ". Son livre, d'ailleurs, vise moins l'intervention de la science dans la politique, que sa prétention contemporaine à définir l'idée de l'homme et son comportement

Livre de philosophie, au grand sens, presque perdu, de ce mot : livre de sagesse et d'amitié. Livre d'interrogation, modeste : les questions, en effet, qui ne sont point des pièges pour intimider ou embarrasser, mais simplement des questions qui cherchent la réponse et le creusement en commun. En face de spécialistes qui ont tendance à se retrancher dans leurs certitudes, cette mise en question sonne clair et franc et nous implique peu à peu, nous aussi, lecteurs, dans un débat sur l'homme qu'on a trop longtemps éludé. Livre limpide, où les problèmes les plus difficiles sont exposés en langage français. Et - ce que j'admire surtout - livre respectueux de la pensée d'autrui, toujours transcrite sous la réserve du malentendu de la déformation. La conviction, parfois vibrante, jamais n'obscurcit le raisonnement, ne brusque la contradiction. C'est pourquoi tout résumé durcira et trahira cette " dissertation " (n'hésitons pas devant le mot, puisqu'enfin l'humanisme cesse d'être honteux), lui ôtant ses nuances et sa saveur. Au départ, ce paradoxe : " C'est au moment où l'homme connaît par la science son plus haut triomphe sur la nature, qu'il expérimente en sa conscience l'inquiétude la plus rationnellement motivée. " La croyance optimiste en l'inéluctabilité du progrès, naguère fondée sur la science, est passée du côté de l'irrationnel. Les certitudes affluent mais, pour ce qui est de la définition de l'homme, c'est le doute qui gagne, jusqu'à l'angoisse du néant. Parallèlement se posent deux ordres de questions : les premières concernent une société de plus en plus modelée par la science ; les secondes, une subjectivité qui s'appelle aussi conscience et qui fait l'être personnel Ces questions, les savants ne peuvent les éluder, nom seulement parce que la science commande notre vie commune, mais parce que, de plus en plus, elle se propose elle-même comme règle de conduite, la seule peut-être qui survive au ravage qu'elle opère dans les croyances traditionnelles, ainsi que l'affirmait le professeur Monod dans son inoubliable leçon au Collège de France, avec laquelle P.-H. Simon ne cessera de dialoguer.

La causalité en déroute

La physique nouvelle provoque cet effondrement des certitudes catégoriques en contraignant l'esprit " à renoncer à ses principes, précisément à ceux sur lesquels il s'était appuyé pour faire la science ". La vieille causalité est en déroute. N'est-ce pas une chance pour la liberté que de reparaître à travers le principe d'inter détermination ? Mais il n'y a point équivalence entre monde physique et monde humain. Le personnalisme de P.-H. Simon ne se prête pas à cette mise en série que pratique Teilhard de Chardin entre l'inorganique, l'organique et l'humain. Il souscrirait probablement à cette invitation d'Emmanuel Mounier : " Cesser de penser les relations entre les hommes à l'image des relations entre les choses. " D'ailleurs la nature n'est-elle pas plus conservatrice que progressiste ? Dans ces conditions, l'abîme se creuse entre un monde physique livré à la fécondité du hasard et un monde humain qui ne peut se résigner à l'absurde, à la privation complète de sens. Poussant plus loin et s'installant au cœur de cette " machinerie chimique " que nous découvre la biologie, P.-H. Simon met en parallèle les deux propositions qu'on en tire : d'un côté une vie qui s'engendre elle-même et persiste par une stupéfiante rigueur d'enchaînement ; d'un autre côté, des émergences et des progrès qui apparaissent, par suite de défaillances, tout aussi miraculeuses, dans le même enchaînement. On discerne au moins la naissance d'une contradiction dans cette " théogonie scientifique du hasard ", qui distribue des infinités de chances dans deux directions opposées. Explication plus difficile encore à admettre quand on entre dans le domaine des œuvres de l'esprit, de la culture, de l'art... Dieu, l'âme, sont-ils des explications moins magiques que ce surgissement continu de l'improbable ? En tout cas, il semble difficile de faire confiance à la raison pour ordonner la vie humaine tandis que le hasard gouvernerait l'organisation de la nature. Au nom de quoi, en effet, imposer une loi à cette intervention sur la vie que la science rend de plus en plus efficace ? Nous voici parvenus au point central, à l'homme lui-même comme objet de sa propre science, et " décapité " par elle. L'auteur a ici des pages sévères, parfois excessives il me semble, à l'égard des structuralismes. Mais il fait mouche lorsqu'il proteste de la nécessité d'un sujet, seul capable de créer l'événement du discours et de le lier en un style personnel lorsqu'il s'en prend à la nouvelle critique qui finit par oublier l'essentiel d'une œuvre, lorsque enfin il dénonce l'arbitraire d'une méthode qui, tout en prétendant à l'objectivité suprême, commence par sélectionner ses terrains d'expérience et ses références.

Le problème éthique

Un dernier pas, et nous sommes dans le problème éthique. A la différence de ceux qui, tout en réduisant l'homme à ses déterminations, refusent de se prononcer sur la morale, le professeur Monod a eu le courage de proclamer la sienne, la seule qui lui paraisse capable de résister à la démythification générale : la science elle-même, comme activité de connaissance objective. Idéal austère, " cathare ", dit P.-H. Simon. Serait-il capable de lier une société ? Le peuple ne se hâtera-t-il pas d'y substituer des idoles ? A vrai dire. Il n'y a point d'éthique sans valeurs. Mais pourquoi la science ne pourrait-elle tenir lieu de valeur ? C'est qu'elle-même est prise à revers par la connaissance : comme le note P.-H. Simon, elle doit se dire dans un langage dont nous savons, de science récente et insistante, combien il est falsifié par les pressions sociales et les motivations inconscientes. Foucault n'est-il pas en train d'édifier la science des sciences ? Il ne serait pas impossible, finalement de psychanalyser la science elle-même dans son désir le plus pur, le plus valeureux, qui est de faire la lumière. Nietzsche nous l'avait indiqué, et j'aimerais qu'on ajoute cette question à celles de P.-H. Simon : " Ne serait-ce pas l'instinct de la peur qui commanderait le connaître ? " Il faut vraiment que le désert de la morale atteigne de vastes proportions pour que des hommes de la qualité de Jacques Monod croient trouver une règle éthique dans la science, alors que l'éthique commence à la rencontre avec l'autre, c'est-à-dire là où la science ne peut nous donner que des secours d'appoint. Terrible danger : " de laisser écraser la conscience personnelle entre un objectivisme de laboratoire (...) et un subjectivisme de psychanalyse (...) " tout en laissant échapper l'être de l'homme. C'est cette Juxtaposition sans arbitrage qui sans doute écrase aujourd'hui les médiations du droit et de la morale, en conteste la possibilité même. Il faut bien recourir à une forme ou l'autre d'absolu, et ceux qui le nient en démontrent la nécessité pour autant que, se comportant en hommes de progrès et de justice, ils affirment pratiquement des valeurs qu'ils se refusent à nommer. L'absolu, certes, est indémontrable au regard de la science. Mais la science n'a pas pouvoir d'aller plus loin, et d'affirmer la mort de Dieu et le néant de l'homme.

Telle est la ligne de ces questions qui méritent que les interpellés répondent. Elles me semblent justifiées et pertinentes. Elles obligent toute une problématique contemporaine à entrer dans le grand débat sur le sens et les buts de la vie, au lieu de se complaire dans des interprétations suffisantes. Je crois cependant que, pour mieux forcer les préventions, elles n'auraient rien dû concéder à certaine mythologie d'une toute-puissance quasi diabolique de la science. En vérité il n'y a pas la science et nous, il y a nous dans la science, appelés à nous connaître et à nous transformer. A côté des menaces qu'évoque P.-H. Simon, combien de libérations et d'améliorations ! N'oublions pas que la science est en train de briser ces images fixes de l'homme, ces catégories immobiles (le malade, le coupable, etc.) sous lesquelles on l'écrasait, et que désormais l'homme est en mouvement, incorporant à sa " nature " un pouvoir d'intervention croissant C'est pourquoi les pages où cette intervention est présentée sous la forme du spectre terrifiant de l'eugénisme m'ont semblé au-dessous du niveau d'un livre aussi lucide et rigoureux. Qu'est-ce donc que cette " mystique de la nature " où devrait s'humilier la raison ? Quant au " frisson poétique de l'amour " que menacerait la contraception. Je redoute cette poésie de la nature qui vient au secours de la théologie de la nature au moment même où, comme le constate P.-H. Simon, le concept de nature est en morceaux. Nous avons à faire une morale. Et la " mature ", opposée à la science et à la technique, ne nous mènera nulle part. Il n'y aura de morale que celle qui intégrera aux valeurs le contrôle que l'homme prend de sa nature et de sa vie. C'est le risque éthique qu'il faut courir maintenant, sous peine que ce contrôle ne passe finalement, comme le redoute P.-H. Simon, aux ingénieurs des corps et aux manipulateurs des masses.

 

Il est d'autres valeurs que celles de la connaissance objective

Le Monde, 15 septembre 1969

La retentissante leçon inaugurale de M. Jacques Monod au Collège de France et l'ouvrage de Pierre-Henri Simon, Questions aux savants (Le Seuil, 1969), qui est en dépit de son titre la réponse d'un moraliste humaniste et spiritualiste aux prises de position du biologiste annonçant une " nouvelle éthique de la connaissance ", constituaient - en quelque sorte - deux monologues parallèles. La revue Atomes a voulu établir le contact entre ces deux pôles de la pensée contemporaine. Elle a pris l'initiative d'un " face à face " J. Monod - P.-H. Simon. Une véritable discussion a donc pu être poursuivie. La référence au hasard comme cause de l'être énoncée par le grand spécialiste de la biologie moléculaire a pu, par exemple, être explicitée. Selon lui, le hasard n'est jamais une explication dans les sciences. "Il est une donnée. C'est tout à fait différent. " Jacques Monod développe aussi son hypothèse du langage créateur de l'homme. Les démonstrations du savant n'ont pas, au cours de cette conversation, dont M. Pierre Thuillier était le meneur de jeu, ébranlé les convictions de P.-H. Simon. Au-delà du pur biologique, notre imminent collaborateur croit à la prééminence des valeurs permanentes et nécessaires, qui "font partie de la vie d'une certaine façon, mais d'une vie supérieure ". Ce qui amène M. Jacques Monod, après avoir renouvelé des jugements assez durs sur Teilhard de Chardin, à cet aveu : "Je ne prétends pas que la connaissance objective supprime d'autres valeurs ou d'autres réalités existantes." Et de rappeler que dans sa leçon inaugurale il avait voulu mettre en évidence que " ce qu'il y a de plus précieux et de plus grand dans la science réside dans l'éthique qui est à sa base ". La science, ce n'est pas d'aller dans la Lune. La science " c'est d'abord une attitude morale ". Enfin, P.-H. Simon, qui s'était insurgé dans son livre contre la négation de l'idée même de l'homme par un coryphée du structuralisme, et avait cité à nouveau cette affirmation inacceptable, s'est attiré de M. Jacques Monod cette réponse : " Le structuralisme, je ne sais pas ce que c'est. "

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