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Entretiens avec Pierre Ducimetière

19 juin 2002, S. Mouchet & J-F. Picard, transcrit par A. Lévy-Viet et 9 mars 2018 avec M. Moysan. Textes revus et amendés par l'intéressé.
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

Pierre Ducimetière
Histrecmed

Dans quelles circonstances êtes-vous entré à l'Inserm, monsieur Ducimetière ?

Je dois dire d'abord que je suis un polytechnicien sans franche vocation. Au cours de ma deuxième année à l’X, j’ai reçu, comme tous les étudiants de la promo de 1962, une lettre signée par Daniel Schwartz et Philippe Lazar disant : "la médecine a besoin de polytechniciens, vous allez faire votre choix de carrière en sortant de l’X, vous n’avez sûrement pas pensé que le domaine médical pourrait être pour vous une chose possible, pensez-y. Nous sommes à votre disposition, téléphonez-nous". Les perspectives que permettaient mon classement ne m’emballaient pas. J’ai répondu à cet appel. A la suite d’un rendez-vous avec Daniel Schwartz, j’ai trouvé d’une part que ces gens avaient une idée forte de leur mission et cela m'était sympathique, d’autre part il me semblait qu'il y avait là des perspectives de carrière que je n’imaginais pas. En 1965, il y avait très peu de polytechniciens dans ce domaine. Sur un plan personnel, j'ajoute qu'il se produisait une conjonction entre le fait que, dès l’enfance, j’ai toujours aimé mesurer des choses, avec des mètres et des balances, et mon goût pour les aventures puisqu’il s’agissait de défricher un nouveau territoire. Daniel Schwartz ayant obtenu d'Eugène Aujaleu, le directeur, un poste de chargé de recherche à l'Inserm, j'ai pu entrer directement dans son laboratoire. Je n'avais plus l'obligation de rembourser mes études, ni de faire de service militaire, à condition de rester 10 ans au service de l'état et que je prépare une thèse. Je suis donc devenu chercheur à l’âge de 23 ans.

Statistique et informatique médicale 

L'arrivée de l’informatique a été une révolution dans le métier de la statistique. Mais un nouveau problème s’est posé avec l'apparition d’un nouveau domaine, l'informatique médicale. Les médecins n’ont accepté de faire des mathématiques qu’à condition qu’elles soient médicales. Cela leur permettait de se réapproprier le monde extérieur. De même la biophysique s’est appropriée l’informatique dans l'idée que seuls les biophysiciens sauraient faire une informatique appliquée à la médecine. Des grands fantasmes ont alors surgi : le diagnostic automatique, le dossier médical informatisé, etc. Des professeurs ont été nommés, on a procédé à des recrutements. Chez Schwartz, nous n'étions pas emballés par cette informatique médicale. Certes, on voyait comment elle se développait, mais elle ne semblait pas un vrai domaine de recherche. Il se trouve que moi-même, tout en découvrant l'épidémiologie j'ai effectué des travaux que l'on peut appeler d'informatique médicale. J’ai rédigé une thèse de Sciences Naturelles sur la modélisation en électrophysiologie cardiaque. Très rapidement, mon intention était de travailler dans le domaine cardio-vasculaire et j'ai dû passer quatre ou cinq ans, entre 1970 et 1975, à essayer de développer une analyse automatique de l’électrocardiogramme par ordinateur. Je croyais que l’on pouvait améliorer la lecture des ECG grâce à l'informatique en appliquant des algorithmes de reconnaissance de formes et de diagnostic. En réalité, la technologie de l'époque était trop limitée sur le plan de l’acquisition et du traitement des données et le projet n'a pas reçu de développement.

Vous vous êtes consacré à l'épidémiologie des maladies cardiovasculaires

A partir de 1967, j'ai participé au lancement de l'’étude prospective parisienne’ (EPP), l'une des premières grandes études épidémiologiques réalisées en France dans le domaine cardiovasculaire. Son objectif était de suivre l'évolution de la morbidité et de la mortalité sur plus de 7000 fonctionnaires de la ville de Paris. Elle nous a permis de faire avancer la recherche dans plusieurs domaines du risque coronaire, notamment l'importance d'un taux d'insuline élevé et d'une obésité de type androïde. Elle a également contribué à mettre en évidence le fait que les facteurs de risque dits "classiques" (cholestérol, diabète, hypertension, tabac) ne suffisent pas à expliquer les variations géographiques de l'incidence de la maladie.  Aussi peut-on dire aujourd'hui que la connaissance des risques cardio-vasculaires a vraisemblablement représenté le paradigme le plus abouti de la recherche épidémiologique en particulier en France. En déterminant un ensemble de facteurs individuels permettant d'effectuer une prédiction, elle a frayé la voie aux progrès thérapeutiques en matière de prévention. Le fait que les médecins praticiens aient progressivement adapté leur pratique à l'apport des connaissances épidémiologiques est le témoin de ce succès. Il s'explique en grande partie par la fréquence élevée des pathologies cardiovasculaires dans la population, leur gravité puisqu'on sait qu'elles sont souvent mortelles enfin et peut-être surtout parce que leur étiologie étant particulièrement complexe, leur prévention ne pouvait recevoir de solution simple dans le cadre de la médecine curative habituelle. 

Peut-on travailler sur la statistique médicale sans être médecin ?

Je répondrais clairement oui. Cela dit, s'il n'était pas nécessaire d'être médecin pour faire de la statistique médicale, en revanche il fallait savoir travailler avec les médecins. Tout ceci plaçait la France des années 1960-1970 dans une situation originale par rapport aux milieux médicaux anglo-saxons qui avaient généré eux-mêmes leurs statisticiens. Ce que l'école de Daniel Schwartz a voulu faire c'est de rapprocher l'épidémiologie, discipline empreinte de scepticisme, de l’enseignement médical français. Ainsi, les polytechniciens qui étaient chez Schwartz n’ont pas fait leurs études de médecine, que se soit Joseph Lellouch, Philippe Lazar, ou Alain-Jacques Valleron entré à l'Inserm presque au même moment que moi. Mais il a eu aussi très vite des élèves médecins, comme R. Flamant élève de Pierre Denoix, qui avait accueilli D. Schwartz à l'Institut Gustave Roussy et Claude Rumeau-Rouquette.

La Seita a beaucoup aidé les premiers travaux de statistique médicale français

A cette époque où le rôle nocif du tabac commençait à être incriminé par des travaux épidémiologiques anglais et américains, la Seita a soutenu les travaux menés en France par Schwartz et Denoix sur l'étiologie des cancers comme beaucoup d'autres recherches dans ce domaine. Le groupe d'étude sur la fumée de tabac qui émanait de la Seita a d'ailleurs beaucoup aidé le lancement de l'étude de cohorte cardiovasculaire dite 'Etude prospective parisienne' qui a joué un grand rôle dans mon orientation professionnelle.

Daniel Schwartz a aussi été enseignant

Alors qu'il était directeur de recherche à l'INH, il a été nommé professeur d'Université. Il y a poursuivi l'enseignement annuel qu'il avait inauguré très tôt, le Centre d’enseignement de la statistique appliquée à la médecine et à la biologie médicale (CESAM) qui a joué un rôle particulièrement important dans la diffusion du mode de pensée de la statistique dans le monde médical. Qui ne se souvient de sa leçon initiale où il utilisait des boules de couleurs différentes pour rendre aussi concrètes que possible les fluctuations d'échantillonnage…? Daniel Schwartz était toujours suspicieux lorsqu'il était question d'introduire des formulations plus mathématiques dans son enseignement car il craignait qu'elles ne cachent l'essentiel de son message : comprendre les réalités biologiques en tenant compte de leur variabilité statistique. Cet enseignement qu'il a mené pendant plus de trente ans était suivi, certaines années, par plus de mille élèves.

En matière de recherche, où le placer ?

Daniel Schwartz a été avant tout un chercheur. Il a introduit la méthode statistique dans la recherche clinique. C'est lui qui a initié en France dès 1960, le développement des essais thérapeutiques, à la suite des méthodologistes anglais. Aujourd’hui, un bon clinicien qui fait de la recherche, sait tirer le meilleur parti possible des échantillons qu'il a réunis. C’est devenu tellement banal qu’on ne voit même plus comment on pouvait faire avant. Daniel Schwartz se voyait avant tout comme un fondamentaliste à la recherche de faits nouveaux en médecine ou en biologie. On peut dire qu'il n'était pas passionné par l'organisation de la santé publique. Il redoutait que l'épidémiologie ne devienne que des accumulations de données, sans hypothèse de travail, alors qu'il construisait ses problèmes. S’il s’est intéressé au rôle du tabac dans le cancer du poumon, ce n’est pas parce qu'on lui avait demandé, mais parce qu’il avait bâti un ensemble d'hypothèses qu'il voulait explorer. On comprend mieux pourquoi il a quitté la responsabilité du service de statistiques de l'Institut Gustave Roussy pour demander la création d'une unité de recherche de l'INH puis de l'Inserm. Il s'intéressait peu aux données statistiques de routine et aimait surtout celles qu'il recueillait lui-même. Cela a pu être vécu par ses élèves parfois comme un écartèlement entre l'ambition de montrer des faits nouveaux qui nous poussait à multiplier les mesures, les examens, les enquêtes… et le regard extérieur, celui de la demande sociale, qui nous ramenait aux réalités de la santé publique. D. Schwartz estimait que ses recherches n'avaient pas besoin d'être poussées plus avant en direction des applications que celles d'un biologiste qui ne se préoccupe que secondairement des retombées qu'elles peuvent avoir. Il nous semblait que la science des populations à laquelle nous nous raccrochions ne pouvait éviter de les prendre en compte.

Vous préférez parler de 'population science' plutôt que d'épidémiologie, pourquoi ?

Le terme américain de 'population science' est, à mon avis, plus précis et concret que le terme d’épidémiologie qui évoque toujours l’étude des épidémies, bien qu'il soit admis aujourd'hui que l'épidémiologie concerne l'ensemble des phénomènes de santé. Quand il s’agit de faire avancer un domaine médical, quel qu'il soit, les Américains associent volontiers les 'basic sciences', 'clinical sciences' ou 'population sciences'. Selon eux la santé de l'homme doit pouvoir être étudiée aussi bien dans des éprouvettes, chez des malades et dans la (les) population (s) et qu'on a donc tout intérêt à faire travailler ensemble la recherche fondamentale, la recherche clinique et la recherche 'populationnelle'. Sous ce dernier vocable il est beaucoup plus facile d'intégrer d'autres approches, comme celle des sciences sociales ou de l'épidémiologie descriptive. Cette dernière représentait une grande partie de l'activité de la Direction de la Recherche Médico-Sociale de l'Inserm (DRMS) vis à vis de laquelle D. Schwartz était parfois critique et qu'il m'est arrivé de devoir parfois défendre.

D'où venait cette Direction des recherches médico-sociales (DRMS) ?

C'était un héritage de l'INH, chargée de travaux d'épidémiologie descriptive et particulièrement de travaux portant sur l'organisation des soins. C'est ainsi que le premier travail que j’ai pu faire avec Philippe Lazar nous avait été demandé par la DRMS. Il concernait l'étude du nombre de lits de réadaptation fonctionnelle devant être installés dans les hôpitaux français pour satisfaire les besoins. Pour cela une enquête a été réalisée et on peut dire aujourd'hui qu'il s'agissait d'une bonne étude plutôt que d'une véritable recherche. Cette différence continue à alimenter des polémiques dès qu'il s'agit de santé publique et un certain arbitraire subsiste. Si la santé publique n’est pas une discipline scientifique en tant que telle, on peut dire, en revanche, qu'elle représente un champ d'investigation qui peut être labouré par de nombreuses disciplines comme l’épidémiologie, l’économie, la sociologie, les disciplines biologiques et cliniques etc. On parlera donc plus aisément d'une recherche en épidémiologie ou en économie et d'une étude de santé publique.

La transformation de l'INH en Inserm ne procède t-elle pas d'une évolution de la santé publique vers la biomédecine?

Il est vrai que l'une des vocations de l’INH était la santé publique. Le début des années 1960 a vu un développement massif des connaissances biologiques et une révolution s'en est suivie dans le domaine médical et particulièrement le monde hospitalier. L'accent essentiel a été mis sur la formation de cliniciens-biologistes d'une part et la création d'unités de recherche de médecine expérimentale d'autre part. L'INH ne correspondait plus aux besoins de développement de la biomédecine. Lorsque Eugène Aujaleu, ancien directeur général de la Santé, a créé l’Inserm à partir de l’INH (1964), il a installé la DRMS à côté de la Direction de la Recherche (bio) Médicale . Cet équilibre entre la biomédecine et la santé publique au sein de l'Inserm n'a pu résister au temps alors que les métiers, les conditions d'exercice, l'évaluation des productions…devenaient de plus en plus différents.

Ceci ne s'inscrivait-il pas dans une évolution générale de la recherche médicale ?

C'est clair, mais j'insisterais sur la responsabilité posthume de Claude Bernard. L’idée demeure dans ce pays qu’en dehors de l’expérimentation, on ne peut pas parler de connaissance scientifique. L’épidémiologie expérimente bien sûr, du moins quand elle le peut mais la connaissance épidémiologique échappe en grande partie au paradigme 'Bernardien' qui privilégie l'expérimentation au détriment de l'observation.  Souvenons-nous qu'il y a près de deux siècles certains médecins (dont en France C. A. Louis) avaient tenté de donner un statut scientifique à l'observation en particulier dans le cas de certaines maladies infectieuses fréquentes à l'époque. Claude Bernard n'a eu de cesse que de délégitimer cette approche populationnelle qui nous paraît aujourd'hui si nécessaire en parallèle à la biomédecine.

L'épidémiologie serait donc victime de la clinique ?

Nous pensions alors que l’épidémiologie est à la biomédecine ce que l’astrophysique est à la physique. En astrophysique, on peut observer, si possible modéliser mais pas expérimenter. En épidémiologie, c’est un peu la même chose, on peut souvent mesurer, parfois modéliser et rarement expérimenter, mais il convient toujours de tenir compte des données biologiques pour interpréter ce que l'on voit comme le font les astrophysiciens à partir des données de la physique. La clinique en décrivant la symptomatologie d'un malade particulier fait de même mais considère généralement le malade comme un "système isolé" et non pas inséré au sein d'une population. Dans le passé, seule la pédiatrie a quelque peu essayé de faire la synthèse des deux approches. On y trouve à la fois une tradition de médecine sociale, en même temps que la tradition d’expérimentation qui qualifie la médecine moderne. Ce sont les pédiatres qui ont eu l'idée que pour soigner un enfant, il fallait aussi s'occuper de la famille.

Mais elle s'est rapprochée de la biologie

Oui et en grande partie parce que les progrès de la biologie ont permis d'élargir notre vision de l'épidémiologie. La recherche de facteurs individuels aujourd'hui permise par les technologies biomoléculaires explique le grand boom de l'épidémiologie génétique, c'est-à-dire, dans notre cas, la recherche de facteurs de prédisposition aux pathologies cardiovasculaires dans le patrimoine génétique des individus. Rude tâche, car il faudra ensuite s'attendre à devoir préciser les relations entre le très grand nombre de gènes ainsi mis en cause en terme de prédisposition et les facteurs environnementaux très divers qui sont également impliqués. Je prendrais l'exemple de la disparité de répartition du risque cardiovasculaire entre l'Europe du Nord et celle du Sud qui ne saurait s'expliquer uniquement en termes de polymorphismes génétiques. Notre labo (U-258 épidémiologie cardio-vasculaire) a été le centre coordinateur pour la France de l'enquête MONICA (Monitoring of trends in Cardiovascular disease), une étude coordonnée par l'OMS pour analyser les variations importantes, parfois divergentes, de la mortalité coronaire dans 27 pays du monde. Les données d'incidence des cardiopathies ischémiques dans cette étude ont confirmé la fréquence relativement basse de ces maladies en France. Bien que la situation soit en fait moins exceptionnelle que ne le laissait supposer l'observation des seules données de mortalité, le niveau des facteurs de risque classiques et notamment les caractéristiques de l'apport alimentaire de nos compatriotes en lipides (et leur niveau de leur cholestérolémie) semblent insuffisants pour rendre compte de cette différence. On peut donc supputer que d'autres habitudes de consommation alimentaire ou non (alcool,…), ainsi que des caractéristiques d'ordre psychosocial, sont également en cause.

À l'Inserm, quel était la place de la santé publique ?

La Direction de la recherche médico-sociale (DRMS) avait un double rôle : assurer ainsi que nous l'avons déjà dit le recueil, la réunion, l'analyse des données d'épidémiologie descriptive mais également effectuer l'interface avec les décideurs du monde de la santé. Divisée en sections et animée par des médecins connaissant les problèmes concrets des décideurs, la DRMS était en situation de fournir les données ou les résultats d'études adaptés à la demande. Il semble a posteriori que les missions de la DRMS n'étaient pas très éloignées de celles de l'Institut de veille sanitaire (InVS) lors de sa création. En plus de la réalisation d'enquêtes ad hoc, la DRMS avait la responsabilité de l'établissement de plusieurs statistiques de routine dont la statistique nationale des causes de décès qui est demeurée jusqu'à ce jour une activité propre de l'Inserm. Cependant les liens de la DRMS avec le reste de l'Inserm et particulièrement de sa direction générale se sont distendus parallèlement à la priorité donne au développement de la recherche biomédicale.

Quelle était la position de Philippe Lazar dans cette affaire ?

Au milieu des années 1970, Philippe Lazar a proposé au DG de l'Inserm, Constant Burg, de prendre la direction de la DRMS pour en faire un instrument moderne. C’était la dernière chance de l’Inserm de garder un secteur authentique de recherche médico-sociale mais le DG pensait sans doute que l'Institut devait se désengager de ce secteur, puisque le projet n'eut pas de suite. Il fallait que l’Inserm s'affirme de plus en plus comme un organisme de recherche biomédicale puissant, et la résurgence d’une DRMS même moderne n’allait pas dans ce sens. Nommé DG de l'Inserm en 1982, Lazar avait désormais d'autre pain sur la planche. Les évènements avaient tranché : il était difficile de faire cohabiter dans un même organisme la recherche bio médicale et l'épidémiologie descriptive au service de la décision de santé. Le principe de création d'agences comme l'InVS était sans doute en filigrane dans la décision qui avait était prise.

Le point curieux est qu'il connaissait les questions de santé publique

En réalité, lorsqu'il est devenu DG de l'Inserm, Philippe Lazar s’est beaucoup occupé des problèmes d’organisation de la recherche dans tous les domaines, que ce soit en matière de statut, de structures, d'évaluation, de communication scientifique, d'ouverture vers la société… L'expression 'recherche médicale et en santé' qu'il utilisait systématiquement indique bien le souci qu'avait alors l'Inserm de maintenir et de développer les dimensions de santé publique et les approches populationnelles de ses recherches. Les contraintes cependant étaient nombreuses et le directeur de l'Inserm était sans doute loin d'avoir les coudées franches pour imposer tel développement sectoriel. On pourrait par exemple citer les nombreux avatars des projets de développement dans le domaine des relations nutrition-santé.

Comment envisageait-il les relations de l'Inserm avec la Sécu ?

Philippe Lazar soutenait devant le directeur de la Caisse nationale d'assurance maladie que lorsqu'on était responsable d'un budget aussi important que celui de l'Assurance-Maladie, on devait en réserver un pourcentage pour préparer l'avenir, c'est à dire soutenir la recherche… D'autant plus que cela ne pourrait représenter qu'un pourcentage infime du déficit annoncé chaque année. C'était un dialogue de sourds car la 'CNAM' imaginait que l'Inserm ne cherchait qu'à soutirer de l'argent…Aujourd'hui il semble que les relations entre les deux organismes n'ont guère évolué et il est bien clair que l'argent de la Sécu fait toujours rêver beaucoup de chercheurs.

Il revient à Philippe Lazar d'avoir introduit les sciences humaines et sociales à l'Inserm

Dans ce domaine l'action de Philippe Lazar a été décisive et la participation de Claudine Herzlich aux travaux du Codis de l'Inserm a sans doute joué un rôle important. Bien entendu, les nombreuses spécificités des recherches en sciences humaines et sociales ont dû être gérées par les commissions scientifiques en charge des disciplines de la santé publique qui se sont succédées. La présence en leur sein de spécialistes a été d'un grand secours afin d'éclairer les autres membres sur les critères à adopter en ce qui concerne l'évaluation des recherches et de la production scientifique. C'est ainsi que j'ai eu la chance de participer en tant qu'épidémiologiste au Conseil Scientifique de l'Institut à côté de C. Herzlich, sociologue et de Gérard de Pouvourville, économiste et nous n'étions alors pas de trop pour tenter de faire une place à nos disciplines. Quant au Centre de recherche, médecine, sciences, santé et société (Cermes) fondé par Claudine Herzlich puis dirigé par Martine Bungener, il réunit des chercheurs de plusieurs disciplines allant de l'histoire de la médecine à l'épidémiologie en passant par la sociologie et l'économie. Laboratoire du CNRS et de l'EHESS, il est devenu unité de l'Inserm et cette mixité est la seule réponse institutionnelle permettant d'assurer la pluridisciplinarité des approches dans le domaine de la santé. La participation du Cermes à l'Institut Fédératif de Recherche 'Epidémiologie, sciences sociales, santé publique' de Villejuif est dans le droit fil de cette évolution.

Mais n'y a t il pas désormais des problèmes de répartition des compétences entre l'Inserm et de nouvelles structures extérieures à l'établissement ?

Il est clair que les attributions qui relevaient du territoire de l'Inserm à l'époque de la DRMS se sont retrouvées réparties dans plusieurs institutions, soit directement au ministère de la Santé avec l'installation d'une Direction des Recherches et des Etudes Economiques et Sociales (Drees), soit dans différentes agences dont l'Institut de Veille Sanitaire (InVS). Il paraîtrait absurde que ces organismes chargés d'informer sur tous les aspects de la santé publique et dans le cas de l'InVS de surveiller l'état de santé et d'alerter les décideurs, deviennent, a contrario, des institutions de recherche. Il pourrait néanmoins être tentant pour certains d'effectuer trop rapidement des amalgames qui conduiraient à rejeter hors de l'Inserm toute dimension populationnelle de la recherche. Il faut répéter que la recherche de l'Institut pour être solide doit à côté des sciences de base et des sciences cliniques laisser une place aux sciences des populations. S'il existe un domaine où le mot de concurrence me paraît adéquat, du moins actuellement, c'est celui du recrutement de personnel qualifié. Alors que la recherche fait face à des difficultés nombreuses et tout particulièrement par la quasi impossibilité pour un jeune d'entrer à l'Inserm, les postes offerts dans les agences sont évidemment bien tentants. Si cette situation devait se perpétuer il y aurait sans doute peu d'espoir de voir la recherche en santé se maintenir à un niveau acceptable dans notre pays.Ces organismes nouvellement créés vont bien entendu se développer car nos sociétés modernes ont des besoins évidents en matière de sécurité sanitaire. Cependant on est bien obligé de se poser la question de la régulation dans ce domaine. La conjonction d'une diffusion de plus en plus large du concept de risque zéro dans la population et du poids de plus en plus grand des médias dans la prise de décision politique semble particulièrement inquiétante car source de surenchères et finalement de gaspillages. Il n'est pas facile d'imaginer le point d'équilibre qui pourrait être atteint. Il semble clair néanmoins que pour faire face à de nouveaux problèmes de sécurité sanitaire, de nouvelles recherches seront nécessaires et qu'en définitive les solutions viendront d'elles.

Quel pourrait être le rôle de l'Inserm en matière de recherche en santé publique ?

L'Inserm ne peut en aucune façon oublier le 'S' de son sigle car la santé de la population est l'un des éléments essentiels qui permettent de justifier les demandes budgétaires de l'organisme. Il ne faudrait pas cependant que la recherche dans ce domaine n'ait que cette justification-alibi, car ce ne serait sûrement pas le meilleur moyen de la pérenniser. Il paraît pour le moins nécessaire que l'Inserm dans sa totalité, à commencer par sa direction, se l'approprie au même titre que la recherche cellulaire ou moléculaire. On confond trop souvent recherche dans le champ de la santé publique et partenariat social, même si cet aspect est parfois essentiel à la réussite. Cela implique que l'Inserm reconnaisse qu'il existe dans ce domaine, comme dans les autres, des faits nouveaux à publier, une conjoncture scientifique nationale et internationale dans laquelle s'inscrit une compétition.

Mais ne faut-il pas également incriminer le changement de tutelle - i.e. de la Santé à la Recherche - pour expliquer les problèmes de la santé publique à l'Inserm ?

Effectivement, le fait que l'Inserm ait une double tutelle, sans parler de celle de Bercy, n'a jamais été correctement métabolisé. Lorsque le ministère de la Recherche a pris la tutelle budgétaire de l'Inserm, il n'a laissé à la Santé qu'un rôle en grande partie virtuel, lui ôtant ainsi toute possibilité concrète d'intervenir sur les choix de l'organisme. Une simple anecdote permet d'illustrer ce fait : l'image désemparée d'un DGS devant en fin d'après-midi rédiger le texte des missions que le ministère de la Santé voulait confier à l'Inserm à l'occasion d'un changement de son directeur. Il était dans un formalisme total, c'est absurde ! Il n'y avait aucun enjeu puisque l'Institut va chercher ailleurs l'essentiel de ses ressources. Tant que le ministère de la Recherche n’intégrera pas les disciplines qui participent à la recherche en santé dans la liste des disciplines respectables de la recherche biomédicale, nous n'avancerons pas. Environ cent cinquante conférences ont été effectuées ces dernières années dans le cadre de l'Université de tous les savoirs. Elles ont porté sur toutes les disciplines scientifiques imaginables, mais aucune sur l’épidémiologie. Le milieu académique des sciences de la vie est rebelle à ce qu’il peut y avoir de pragmatique et d'observationnel dans l’épidémiologie. Il suffirait de regarder comment l'épidémiologie, certes avec beaucoup d'autres disciplines, a contribué aux progrès de la santé de la population dans les vingt dernières années pour se convaincre qu'il y a là sans doute quelque injustice…

 

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Entretien réalisé par Magalie Moysan avec Pierre Ducimetière

le 9 mars 2018

 

Je suis entré dans la recherche médicale par l'épidémiologie, un domaine dans lequel je me suis formé en sortant de l'école polytechnique. Après un DEA d’analyse des signaux, je suis parti sur des questions d'électrophysiologie pour ma thèse que j’ai ensuite abandonnée pour passer à l’épidémiologie. A l’époque, je faisais partie des quelques chercheurs en France qui se présentaient comme épidémiologistes, alors que la discipline n’était pas reconnue sur le plan universitaire. Cette vocation s’est développée ensuite avec ma rencontre avec l’équipe de Daniel Schwartz à l’Institut Gustave Roussy. L’’Unité de recherches statistiques’ a été l’une des premières UR de l’Inserm qui venait juste d’être créé. Je me suis formé auprès de deux chercheurs également non médecins, Joseph Lellouch et Philippe Lazar, qui devint ensuite directeur général de l’Inserm.

Les maladies cardio-vasculaires (MCV)

Une caractéristique importante de mes travaux concernait des pathologies précises relevant des maladies cardio-vasculaires. Ce choix peut paraitre surprenant de la part d’un non médecin. Je dirais que c’est probablement la fréquentation assidue de médecins spécialistes du domaine et ouverts à l’épidémiologie que cette spécialisation s’est produite. Au bout de quelque temps, on me faisait remarquer que je m’exprimais comme un médecin, ce qui a été la source de nombreuses ambiguïtés … Quand je suis arrivé en1965 dans l’UR 21, Daniel Schwartz avait l'ambition de lancer une grande étude dans le domaine cardiovasculaire. Les Américains avaient fait quelques années auparavant l’étude de Framingham alors que l’UR 21 réalisait des études cas-témoins et des essais cliniques dans le domaine du cancer. Or, l’intérêt d’une étude des maladies coronaires s’imposait car Framingham publiait ses premiers papiers.

Comment constituer une cohorte ?

J'ai eu beaucoup de chance car on a réussi à monter une étude de cohorte, mais cela ne s’est pas fait sans mal et le modèle de Framingham ne nous a finalement que peu servi. Les Américains disposaient d’un soutien institutionnel des NIH qui leur avait permis de ‘protocoliser’ entièrement leur affaire. La durée de l’étude avait été prévue pour une trentaine d'années avec le financement adéquat. En France, au début des années 1970, il n’y avait rien d'équivalent pour prendre en charge une étude de ce type d'un point de vue administratif et financier. En particulier, l'Inserm n'avait pas les moyens d'investir dans une étude de population, encore que cet organisme en a finalement été la cheville ouvrière en mettant du personnel de recherche à disposition. Mais il ne pouvait fournir l'argent nécessaire pour réaliser l’examens des membres de la cohorte. Le premier problème a donc été d’identifier la population d'étude et le deuxième de faire vivre cette enquête sur plusieurs années. Une enquête de cohorte doit examiner beaucoup de sujets plusieurs fois et en perdre le moins possible au cours du temps.

L’Etude prospective parisienne (EPP)

Pour sa cohorte, le choix fait à Framingham avait été de circonscrire une petite ville du Massachussetts, mais il était hors de question de faire cela en France où il n’était pas dans les habitudes de surveiller la population de toute une ville. Dans notre projet, il ne s’agissait pas d’avoir accès à des données existantes, mais de permettre un examen médical répété de toute une frange de la population en recueillant les données correspondantes. Or la logistique nécessaire n’existait pas, surtout par rapport à ce qu'elle est devenue ensuite avec le développement de l’informatique. La solution a donc été de se rabattre sur une population professionnelle, en l’occurrence celle des employés de la Préfecture de police de Paris. Ceci a été rendu possible par la conjonction de deux opportunités, la première étant que le ministère de l'Intérieur souhaitait offrir un dépistage médical aux policiers, la seconde étant donnée par la disponibilité au début des années 1970 des Centres d’examens initialement créés à Paris pour le dépistage de la tuberculose. C’est ainsi que sous l’impulsion du Dr. Bonnaud, la ‘Direction de l’action sanitaire et sociale’ parisienne (DASS) a décidé de réorienter l’activité de ses ‘Centres d’examens complémentaires’ vers le dépistage des pathologies cardiovasculaires en examinant systématiquement le personnel de la police parisienne. Un consortium s’est constitué pour réaliser l’étude ‘Etude prospective parisienne’ (EPP). En plus des chercheurs et des techniciens de l’Inserm dont le chef de la section de cardiologie de sa ‘Direction de la recherche médico-sociale’ de l’Inserm, Jacques Richard, véritable cheville ouvrière de l’organisation des examens médicaux, le consortium comprenait des agents de la DASS, mais relativement peu de cardiologues, à l’exception du Pr Himbert hélas trop tôt disparu.

Vos relations avec le corps médical

Il faut noter que le soutien de la discipline cardiologique s’est relativement peu manifesté durant cette période et, personnellement, j’ai eu des relations agitées avec les patrons de cardiologie. L’approche épidémiologique n’était pas à la mode et par ailleurs je n’étais même pas médecin… Une anecdote, en plein congrès de cardiologie, à la suite d'un exposé que j'avais fait, l'un des patrons importants de l'époque se lève en m’interpellant : "monsieur vous n'êtes qu'un dentiste !». Cette absence de soutien tranchait avec l’étude de Framingham organisée et sponsorisée par les ‘National Institute of Health’ et valorisée par la puissante ‘American Heart Association’.

Comment avez-vous fonctionné ?

Pour lancer une cohorte d’envergure en France, la seule possibilité était de réunir de l'argent à droite à gauche, de mettre ensemble des bouts de ficelle pour essayer de faire vivre l'opération le plus longtemps possible. Il a donc fallu imaginer une nouvelle manière de gérer la recherche. Le système des contrats de recherche ne colle pas, c'est trois ans et très exceptionnellement cinq. Or, pour que des premiers résultats puissent être intéressants avec une cohorte, il faut que toute la partie ‘suivi de la population’ ait eu lieu d’abord. Tant que vous n'avez pas observé d’évènements d’intérêt, vous ne publiez rien. Or, on vous demande des publications… Vous connaissez le système ! Donc notre affaire fut assez difficile et n’a pu être réalisé que parce que l'équipe a bénéficié du soutien à long terme de la DASS qui a accepté de modifier ses objectifs. J’en ai d’ailleurs tiré la leçon qu’en se saisissant d’opportunités administratives, on pouvait monter des opérations lourdes de recherche. Cependant, toutes les conditions de fonctionnement étaient à l'opposé de ce qui se faisait à Framingham où le déroulement de l’étude avait été prévu dès le début. A Paris, une demi-douzaine de centres a fonctionné pour permettre l'enquête ‘EPP 1’. A l'époque, il n’y avait pas beaucoup de femmes dans la police parisienne et on s'est rapidement rendu compte que l'on ne pourrait suivre que des hommes. Cela nous a été reproché à juste titre. De plus, les femmes faisant moins souvent d’infarctus du myocarde, il fallait les suivre plus longtemps pour espérer observer un nombre significatif d'événements.

Premières publications

Nous n’avons donc publié que des données concernant les maladies coronaires chez les hommes de la tranche d’âge de quarante à cinquante-cinq ans. A peu près 7000 policiers ont reçu l’examen initial et ont été réexaminés un an après, j’ajouterais à leur grande satisfaction. Nous étions partis avec l'idée de suivre ces personnes en les revoyant annuellement, contrairement à Framingham qui ne réexaminait la population qu’après deux ou trois ans. Mais on a cherché à recueillir à chaque examen plus d'information qu’à Framingham. On s'était dit que si nous étudions les mêmes paramètres que ceux mesurés à Framingham, mais avec dix ans de retard sur les Américains, notre étude ne présenterait que peu de valeur ajoutée. L'essentiel de ‘EPP 1’ a donc été fait dans la foulée de l'examen médical. L’équipe de gestion de l’enquête avait en charge de contacter les hôpitaux lorsqu’un évènement cardiovasculaire était signalé dans les dossier médicaux des personnes hospitalisées pour des événements cardiovasculaires. Le consortium disposait de techniciens et de médecins qui correspondaient avec les hôpitaux pour préciser par exemple si le cas était vraiment un infarctus ou pas. Le protocole biologique était de ce fait difficilement modifiable, contrairement à Framingham, qui a pu ressortir des sérums et des plasmas, une fois le nombre de cas réunis pour l’étude biologique comparative des témoins. C'était là, une importante limitation de ‘EPP 1’. On a pu cependant effectuer quelques publications originales mais les facteurs de risque les plus importants concernant les lipides avaient déjà été largement étudiés à Framingham et nous les avons confirmés... La combinaison du niveau de ces différents facteurs pour permettre une estimation individuelle du risque a été également publiée

'EPP 2'

Parallèlement à ces travaux de valorisation de l'enquête ‘1’, nous avons lancé une seconde enquête de cohorte, permettant d’étudier des facteurs biologiques qui n'avaient pu être analysés dans la précédente. La seconde étude prospective parisienne (EPP 2) voulait intégrer la biologie devenue partie intégrante des travaux épidémiologiques, dans le domaine cardiovasculaire… En dehors des informations obtenues par questionnaire, une part importante des fichiers a concerné des mesures biologiques effectuées à partir de recueil de sang et d’urines dans la population d’étude. A l'époque, on était au tout début des banques biologiques, mais nous ne pensions pas être capables de stocker du matériel biologique ce qui implique de disposer d’'azote liquide dont le coût nous dépassait complètement. L’examen des sujets n’a pu être effectué après la cinquième année et le suivi s’est prolongé au-delà en ayant recours aux données de mortalité issues de la statistique nationale. A l’époque, on avait eu l'autorisation de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) pour interroger le ‘Centre d’information sur les décès’ (CepiDC) du Vésinet, devenu ‘SC8’ de l’Inserm. 95% des sujets de la cohorte ont ainsi pu être suivis et les sujets décédés de maladie cardiovasculaire ont pu être identifiés et des études de corrélation entre les examens de biologie réalisés. En fait la population d’étude, 2000 sujets, était composée d’un échantillon de la police parisienne et de conducteurs de trains de la SNCF, ces deux administrations ayant des services médicaux développés permettant l’examen des sujets durant cinq ans, mais cette période n’a pu être prolongée.

Le traitement des données

C’est ainsi qu’au début des années 1990, un volume considérable d’informations a pu être réuni. Les informations étaient saisies sur cartes perforées en liaison avec la DRMS.  Le centre de calcul de Villejuif est progressivement monté en puissance et il a été en mesure de gérer les besoins de stockage et d’analyse de l’étude. Pour l’anecdote, je rappelle que le premier ordinateur comportait une mémoire tambour et qu’il fallait enficher une armoire électronique spécifique dans la machine pour obtenir le calcul d’un ‘khi2’ (test statistique pour vérifier l’indépendance des valeurs collectées). Au bout de cinq à six ans, le taux de participation aux examens commençait à baisser et des conflits internes au groupe ont vu le jour. La population de policiers a pu être suivie à peu près correctement pendant cinq ans, permettant d’analyser un certain nombre d'évolutions longitudinales. Il existe donc au centre de calcul de Villejuif un très gros fichier, qui contient toutes les informations de l'examen de base disponibles pour tout le monde et qui contient des informations allégées concernant les quatre premiers examens de suivi. Ce fichier appelé ‘Fichier cinq ans’ a fait l’objet d’un grand nombre d’analyses et a conduit à plusieurs publications, ainsi qu’à certains travaux universitaires.

L’Inserm et l’épidémiologie

Dans les années 1970, personne à l’Inserm ne s’intéressait à nos activités de prévention et de recherche. L'organisme vivait alors sa grande période de développement de la recherche biologique. L'épidémiologie et plus généralement la santé publique n’avaient pas le vent en poupe ainsi qu’en a témoigné l’extinction progressive des activités de sa DRMS, avant sa suppression pure et simple. Ce n’est que beaucoup plus tard que la complémentarité des différentes approches au sein de la recherche médicale, dont l’approche populationnelle, a été reconnue. Pour en revenir au stockage des données, un soutien matériel et moral de l’Inserm aurait alors permis peut-être le déploiement d’archives véritables au Vésinet, mais auraient-elles été consultées? L’Institut a gardé la double tutelle du ministère de la Recherche et de celui de la Santé, ce qui l’a conduit à maintenir et à créer des unités de recherche dans le domaine de l’épidémiologie et plus généralement de la santé publique. Cela a facilité le rapprochement des disciplines, concernant tous les aspects de la recherche : l’indépendance des chercheurs, leur évaluation, leur carrière mais aussi une meilleure compréhension des travaux des uns et des autres.

La Direction de la recherche médico-sociale

Bien des collaborations se sont nouées durant cette période. Le maintien d’une recherche longtemps appelée médico-sociale s’est ainsi trouvée confortée et pendant quelques années le fonctionnement de la DRMS a permis des coordinations entre administrations et la mise à disposition de moyens utiles à la réalisation des enquêtes de grande envergure et souvent de longue durée. Les travaux de ce type sont symptomatiques de ce besoin de coordination et de planification au-delà des trois ans par rapport aux contrats de recherche classiques. Il est vraisemblable que l’’EPP 1’ n’aurait pu être réalisée à l’époque sans le support de la section de cardiologie de la ‘DRMS’. La reconnaissance d’un besoin d’infrastructures de recherche adaptées au déroulement d’études de cohortes en France en est un bon exemple. La pérennisation des registres de morbidité en population en est un autre, en collaboration avec l’Institut de veille sanitaire (InVS), devenu agence de santé. La création de ‘Santé publique France’ entérine en quelque sorte la distinction entre une épidémiologie dite de terrain proche de l’action de santé, d’une épidémiologie dite académique qui relèverait de la connaissance. Au-delà des connotations un peu péjoratives de ces deux expressions, elle apporte néanmoins de la clarté dans les missions respectives des deux organismes à condition que des passerelles soient établies entre les travaux des uns et des autres.

A partir de 1982, vous dirigez l’unité Inserm 258 qui assure en France la participation au réseau Monica (Monitoring of trends in Cardiovascular disease)

L’étude internationale ‘MONICA’ a reposé sur la méthodologie de registres de morbidité en population développée par l’OMS. Leur principe est d’enregistrer exhaustivement, dans la population de régions géographiquement définies, les cas de cardiopathies ischémiques afin d’en étudier l’incidence dans le but de comparer les régions entre elles et d’analyser son évolution dans le temps. Aux nombreux registres régionaux de cancer existant en France dans les années 1980 se sont donc ajoutés trois registres de cardiopathies ischémiques à l’initiative de Jacques Richard. Il m’était alors apparu qu’il était nécessaire qu’un pays moderne comme le notre soit en mesure de surveiller la fréquence des grands fléaux de santé que sont les cancers et les maladies cardiovasculaires ‘MONICA’ n’a pas eu un développement comparable à celui des registres de cancer (réseau ‘Francim’). A l’époque, j'avais l’ambition de contribuer à une structuration des registres en France et j'ai réussi à avancer l’idée qu'il pouvait exister un système efficace de registres de morbidité financés conjointement par le ministère de la Santé et par l'Inserm à condition qu'ils soient évalués par les deux organismes sur le plan de l’information sanitaire et sur celui de la recherche. C’est ainsi qu’est né le ‘Comité national des registres’ (CNR) (d’après l’arrêté du 6 novembre 1995, un registre est défini comme un recueil continu et exhaustif de données nominatives intéressant un ou plusieurs événements de santé dans une population géographiquement définie, à des fins de recherche et de santé publique, par une équipe ayant des compétences appropriées). Le fait que les équipes chargées des registres participent à des travaux de recherche est une spécificité française, que l’on ne rencontre pas à l’étranger. Or, l’importante monographie réalisée par le projet MONICA montre tout l’intérêt d’un recueil standardisé d’informations de santé réunissant de nombreux pays. Cette coopération entre les organismes de santé et de recherche est aujourd’hui assurée par l’Inserm et Santé publique France.

La question des données personnelles

 La réutilisation des données dans l'optique de surveillance de longue durée de la santé de la population est une nécessité, pour étudier par exemple le pronostic des cas incidents d’infarctus du myocarde. Les données comportant l’identification des sujets doivent alors être stockées localement dans chaque registre, mais seules des données anonymes sont transmises au centre de coordination MONICA pour faire l’objet d’analyses conjointes. Le CNR avait posé la condition que les registres s’intéressant aux mêmes pathologies collaborent étroitement, un point essentiel qui requiert une importante coordination, sur le plan cardiovasculaire, la coordination entre les registres français était assurée par l’unité Inserm d’épidémiologie cardiovasculaire (U 258) et au plan international par le centre MONICA-OMS d’Helsinki. A ces deux niveaux, la coordination visait essentiellement à assurer la comparabilité des méthodes d’enregistrement des cas d’infarctus du myocarde et des décès coronaires à partir des dossiers médicaux hospitaliers et des certificats médicaux de décès. Au niveau Français les équipes des registres se réunissaient souvent pour confronter l’évolution de leur manière de répertorier les évènements de santé d’intérêt, mais également pour participer à des travaux de recherche.

L’infarctus du myocarde

C’est ainsi qu’en 1990, une étude de cohorte d’hommes quinquagénaires a pu être réalisée sur l’infarctus du myocarde (PRIME) dans la population des trois registres à la suite d’une opportunité qui ne s’est d’ailleurs pas reproduite : une convention entre le ministère de la Santé et le laboratoire ‘MSD-Chibret’ avait permis le lancement d’un ensemble d’études épidémiologiques dans différents domaines dont les cardiopathies ischémiques, mais également au financement des premiers ‘Centres d’investigations cliniques’ (CIC). La cohorte PRIME s’est tout particulièrement consacrée à l’analyse des nouveaux facteurs de risque de la maladie coronaire et, plus spécifiquement, de comprendre pourquoi l’incidence des événements coronaires est plus élevée en Europe du Nord qu’en France.

La Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL)

C'est avec le fonctionnement des registres qu’a été mise en lumière l'existence de problèmes importants concernant les données de santé. L’utilisation des données n’obéissaient alors à aucune règle spécifique et l’application stricte de la loi ‘CNIL’ de 1978 rendait impossible en pratique le fonctionnement des registres. La consultation nécessaire des dossiers médicaux hospitaliers et celle des certificats de décès ont alors fait l’objet de critiques touchant au droit d’accès à des données sensibles. L’existence et l’intérêt des registres n’étaient pas mis en cause, mais la CNIL n’était pas en mesure d’autoriser formellement leur fonctionnement. Les questions soulevées s’appliquaient d’ailleurs plus généralement à l’ensemble des recueils et du traitement des données dans le domaine de la santé. En 1994, je me suis donc beaucoup investi dans la rédaction du chapitre 9 de la loi de la CNIL concernant le traitement de données pour la recherche. Pour faire court, deux principes étaient mis en avant pour permettre à la CNIL d’autoriser les projets de recherche, leur objectif devait être d’intérêt public et leur méthodologie validée a priori par un comité d’experts. Le ‘Comité consultatif sur le traitement de l’information en matière de recherche dans le domaine de la santé’ (CCTIRS) placé auprès de la ‘CNIL’ a repris l’adage selon lequel ‘une recherche en santé ne peut être éthique que si elle est méthodologiquement correcte’. Ce chapitre 9 a été supprimé récemment dans le cadre de la ‘Loi Jardé’ (2016) impliquant des recherches sur des personnes humaines. Un peu tardivement, je me suis rendu compte qu’en restreignant le champ de l’autorisation aux seules études et recherches d’intérêt public, bien que méthodologiquement correctes, le chapitre 9 n’allait pas dans le sens de l’histoire. J’étais convaincu que la libéralisation complète de l’accès aux données de santé et à leur traitement présentait des dangers, mais mon expérience de statisticien m’avait montré que ces données pouvaient être aisément manipulables et conduire à des interprétations erronées, risques qui ne pouvaient que croitre si celles-ci passaient dans les mains d’intérêts privés. Grâce aux avis du ‘CCTIRS’, la ‘CNIL’ a néanmoins pu asseoir ses décisions d’autorisation ou de refus de traitements de données. Par ailleurs, la contrainte alors imposée aux demandeurs de justifier leur méthodologie a eu des conséquences très positives sur le plan pédagogique.

­­Les relations avec les opérateurs du système de santé

Le nombre de projets d’études et de recherches qui utilisent des données personnelles a augmenté dans des proportions importantes au cours de la période récente et en particulier de nouveaux registres ont été créés dans plusieurs domaines pathologiques. Bien entendu, il serait outrancier d’en rendre seules responsables les nouvelles possibilités inscrites dans la loi. Par contre, on peut avancer que les travaux d’initiative privée, essentiellement provenant des laboratoires pharmaceutiques, n’ont pas reçu d’incitation comparable. Mais à cette époque l’accès aux bases de données médico-économiques de l’Assurance maladie, dont le ‘SNIIRAM’, n’était pas encore disponible. Or, il s’agit là d’un réél progrès qui a permis de désamorcer les réticences du corps médical à transmettre les données cliniques concernant des sujets identifiés dans les registres. Cela a permis également un accès plus aisé dans les Agences régionales de santé (ARS), par exemple au contenu de la partie médicale des certificats de décès. Cette modification de la loi a permis de débloquer la file d’attente de nombreuses demandes de traitement que la CNIL refusait d’autoriser formellement de peur de contrevenir à ses propres règles de fonctionnement. Une fois le passage du dossier devant le ‘CCTIRS’ qui donnait également son avis sur l’intérêt public du traitement des données, il restait à la CNIL de discuter les mesures prévues de confidentialité et de sécurité avant de prendre sa décision d’autorisation.

 La dérogation concernant les données anciennes

Cette dérogation n’a été introduite que pour les études et travaux de recherche menés dans un but d’intérêt public et bien entendu lorsque la demande de consentement individuel était impossible, ce qui  était le cas des registres.

A l’époque, la CNIL était très opposée à l’absence de consentement. Il n’a pas été question par exemple de permettre l’utilisation du ‘Numéro d’inscription au répertoire’ de l’Insee (NIR) pour faciliter l’identification des sujets. Un décret spécifique du Conseil d’Etat a été nécessaire. Si on prend le cas de ‘MONICA’, le centre de coordination international du projet situé à Helsinki a mis au point des procédures de contrôle de validité des données extrêmement contraignantes, mais qui n'allaient évidemment pas jusqu'à l'obtention de données identifiables, tous les contrôles étaient d'ordre statistique. L'étude ‘PRIME’, étude de cohorte a été réalisée par les trois registres français, en association avec le registre de Belfast. Cette coopération a donné lieu à des travaux de standardisation afin que le protocole se déroule de façon identique à partir de questionnaires traduits dans les deux langues puisqu’il s’agissait de documenter les différences dans le domaine des maladies cardiovasculaires entre la France et l'Irlande du Nord. Ainsi a-t-on relevé les différences de style de vie, de consommation d'alcool, etc. Dans le cas de l’’EPP 1’, la coordination de l’étude consistait à s’assurer non seulement de la comparabilité des protocoles utilisés dans les quatre registres, mais également de la comparabilité des diagnostics d’infarctus du myocarde et de décès coronaires identifiés dans chaque échantillon de population grâce à une commission de validation composée de médecins chargés de valider, ou non, les diagnostics sur les cas présentés dans chaque registre.

 L’archivage dans la recherche médicale

Il faut distinguer les travaux ayant fait l’objet de publications qu’un simple accès à ‘Pubmed’ permet d’identifier (au moins sous forme de résumé), des travaux non publiés qui posent évidemment problème. Si l’on écarte les travaux non publiés parce que de mauvaise qualité, il reste un ensemble d’informations pouvant néanmoins présenter de l’intérêt et que l’on réunit sous le nom de ‘littérature grise’. Un troisième niveau serait bien entendu la possibilité d’archiver les données individuelles dans le but d’effectuer de nouvelles analyses. Une étape importante pour tenter de voir clair dans ce qu’il conviendrait de faire serait de créer un catalogue des études et recherches concernées. On devrait y trouver une brève description de l’étude, les coordonnées des responsables, une liste de variables mesurées, la disponibilité de matériel biologique éventuellement stocké et la possibilité de consulter de la littérature grise non publiée concernant l’étude. Un cas particulièrement intéressant concerne des précisions concernant des études que l’on ne retrouve pas dans les articles publiés, mais dont la connaissance peut être essentielle si les données individuelles devaient être ré-analysées.

La ré-analyse des données épidémiologique

La culture française en épidémiologie ne pousse pas à la ré analyse d’études faites par d’autres, contrairement aux travaux anglo-saxons qui multiplient plus facilement la publication de méta-analyses. En dehors de quelques exemples d’études séminales, comme l’étude de Framingham qui par son ancienneté demeure une référence en épidémiologie cardiovasculaire, on remarque que les délais de recueil des données dans les grandes enquêtes de cohortes prospectives, auxquels s’ajoutent les délais de leur exploitation par les auteurs eux-mêmes, diminuent fortement l’intérêt scientifique de cette collation. C’est évident dans le cas des données biologiques qui de nos jours, imposent la constitution de banques de matériel biologique mais cela est également vrai pour les données cliniques, comme par exemple en matière d’imagerie. Souvent la définition même de certaines maladies s’est modifiée en cours d’étude. Récemment s’est posée la question de donner aux utilisateurs du ‘Portail épidémiologie France’ de l’Inserm et dont j’étais jusqu’à une période récente, membre du comité éditorial, la possibilité de disposer des données individuelles des études répertoriées dans le catalogue. Personnellement, je n’étais pas en faveur de proposer indistinctement le stockage de telles données pour de multiples raisons et en particulier à cause du peu d’intérêt que l’on pouvait accorder à leur ré analyse. Du moins, au-delà des exploitations déjà valorisées par les publications de leurs auteurs. Il me semblait néanmoins que cette possibilité pouvait être offerte pour certaines études bien choisies par un comité d’experts, lesquels jugeraient de l’intérêt de procéder à des ré analyses, avec évidemment l’assentiment des auteurs. J’imagine que c’est actuellement la direction prise dans la construction en cours du « Hub santé » en ce qui concerne les travaux épidémiologiques.

Utiliser les bases de données médico-sociales

La possibilité de réaliser de tels travaux de ré analyse dépend beaucoup des maladies étudiées et des buts recherchés. Dans le cas des cardiopathies ischémiques, l’activité des registres ‘MONICA’ permettaient en effet de disposer de sujets malades issus de la population de chaque région. La difficulté pour constituer une cohorte rétrospective était évidemment l’impossibilité pratique de connaitre les variables d’intérêt, notamment les facteurs de risque, préalablement à l’apparition de la maladie. A titre d’exemple, aucun facteur biologique (en dehors des caractéristiques de l’ADN) n’aurait pu être étudié de cette manière. Par contre, l’étude de la sécurité de l’usage de médicaments dans la population générale constitue un bon exemple des possibilités ouvertes par l’application de la méthodologie des cohortes rétrospectives des données dans les bases du ‘SNIIRAM’. C’est ce que montrent les travaux publiés par l’’Agence de sécurité du médicament’ (ANSM) et la ‘Caisse nationale d’assurance maladies’ (CNAMTS). Les difficultés sont néanmoins nombreuses, pratiques mais également théoriques comme le nombre relativement faible des variables d’ajustement présentes dans le ‘Programme de médicalisation des systèmes d’information’ (PMSI) ou les imprécisions concernant la prise de médicaments à partir des données de remboursement. ­

Intérêt des collections biologiques

C'est un sujet très compliqué, mais ces collections sont très utiles et il y aurait beaucoup à dire à leur sujet. La question se pose pour l’ensemble de la recherche biomédicale et pas seulement pour l’épidémiologie. Une collection est constituée en fait de matériel biologique, mais aussi d’annotations, d’informations complémentaires essentielles concernant en particulier les caractéristiques des sujets prélevés. Je ne connais pas bien la manière dont l’’Agence nationale pour les sciences de la vie et de la santé’ (Aviesan) gère les collections dont elle a la charge. Je dirais qu’il s’agit d’outils importants de recherche, même si ces données peuvent être parfois pérennisées et de ce point de vue être assimilées à des archives. Ceci pourrait nous amener à parler de l’utilisation des techniques de ‘Big Data’ appliquées à la recherche épidémiologique, mais je suis réservé sur l'intérêt de leur emploi en dehors du marketing et de la communication qui sont leur domaine de prédilection. Pour améliorer les connaissances dans le domaine de la santé publique, je suis plus dubitatif…