Entretiens avec Piotr Slonimski
E. Kulakowski et J.-F. Picard, 1999-2001 (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Slonimski circa 2000 (cliché JFP)
A votre arrivée en France en 1947 quelle était la situation de la génétique ?
Au lendemain de la guerre, la situation de la biologie en France était très curieuse, au moins par rapport à celle des pays anglo-saxons ou même de la Pologne, mon pays d'origine. En un mot, les connaissances en génétique étaient quasiment nulles. Même la biochimie était beaucoup moins avancée qu'en Allemagne ou en Autriche pour ne pas parler de l'Angleterre ou des Etats-Unis. Philippe L'Héritier, l'un des rares généticiens français de l'époque - mon parrain lors de mon entrée au CNRS - disait qu'il n'y avait pas de biologie en France tout simplement parce que le terme n'existait pas, elle était supplantée par les vieilles sciences naturelles. L'enseignement universitaire était caractérisé par la souci de privilégier les sciences de classification. Les titulaires de la chaire de biologie de l'évolution à la Sorbonne (Maurice Caullery puis Pierre P. Grassé) ne s'intéressaient ni à la génétique ni à la biochimie et ils avaient le plus profond mépris pour les sciences expérimentales. Or, chacun sait que la génétique, comme la biochimie, est réductionniste par essence ; ces deux disciplines ne pouvaient pas, disaient les 'holistes', rendre compte de l'ontogenèse, ni expliquer les mécanismes de l'évolution et les naturalistes considéraient la génétique morganienne comme une sorte de pinaillage : l'étude des poils sur la patte de la mouche.
Donc la génétique morganienne perçue comme un formalisme abstrait
Il faut se souvenir des débuts de la génétique, une discipline qui n'est pas née comme on le dit souvent avec le moine Gregor Mendel, puisque ses vrais promoteurs sont un peu postérieurs, Thomas H. Morgan aux Etats-Unis, William Bateson en Angleterre, Karl Correns, E. V. Tschermak, Hugo de Vries ou Richard Goldschmidt en Allemagne et en Autriche. Ces gens étaient réductionnistes à outrance, c'est-à-dire qu'ils ramenaient l'être vivant à un certain nombre de points sur une ligne. Ils ne se préoccupaient pas de se demander comment ces points, ces gènes, ce génotype, faisaient que nous sommes ce que nous sommes. En fait, la génétique est la première discipline des sciences de la vie à avoir donné naissance à un formalisme totalement abstrait, mathématique, indépendant des sciences physiques et chimiques puisque non fondée sur la connaissance du matériel génétique telle qu'on l'a acquise par la suite. En fait, Morgan se foutait royalement de savoir si les gènes étaient faits d'acide nucléique ou de protéines. Pour lui la génétique était une démarche abstraite mais avec une logique et un formalisme que nous utilisons toujours aujourd'hui. Ce que nous avons appris ensuite, c'est que le support matériel de cette abstraction, c'est de l'ADN.
La génétique suscitait aussi l'intérêt des physiciens et des biochimistes
Si la préoccupation des premiers généticiens était de démontrer que les gènes étaient l'équivalent des particules élémentaires en physique (des unités génétiques organisées d'une façon linéaire), on comprend pourquoi les propriétés de ces molécules héréditaires interpellaient tellement les physiciens et les chimistes. Il y avait donc deux grands trends en biologie avant-guerre : d'une part des généticiens qui faisaient totalement abstraction de la nature moléculaire des phénomènes, de l'autre des physico-chimistes qui s'intéressaient aux colloïdes, aux macromolécules. C'est la rencontre de ces deux courants qui a donné naissance à la génétique moléculaire : d'un côté l'étude des structures, de l'autre celle des fonctions. Délibérément, Morgan avait déclaré qu'il ne s'intéresserait pas à la fonction parce que c'était trop difficile et il s'était polarisé sur la structure. Aujourd'hui, si grâce à elle on peut observer celle ci grâce aux progrès de l'instrumentation et si on parle de génétique moléculaire, on peut parler de progrès expérimental car celui-ci s'est accompagné d'une sorte d'appauvrissement intellectuel. Désormais, on sait isoler les gènes, les découper avec des enzymes, les réintroduire ailleurs, compter leurs bases d'acides nucléiques, etc. Bref, c'est devenu de la cuisine. Auparavant, il fallait interpréter, réfléchir... Dans son superbe formalisme la génétique des débuts était davantage une question d'intelligence qu'elle ne l'est devenue par la suite.
Le projet d'un institut de génétique au CNRS
Au lendemain de la guerre, Joliot qui était physicien avait fait acheter le château et le parc de Gif sur Yvette. L'idée du CNRS était d'y installer des laboratoires de génétique, ceux de Philippe L'Héritier, de Georges Teissier et de Boris Ephrussi qui dirigeait alors le laboratoire de génétique physiologique à l'IBPC. Si l'affaire avait marché, l'institut de génétique du CNRS aurait du fonctionner a partir des années cinquante, mais il y a eu des couacs. Primo, les chercheurs parisiens, ceux de l'IBPC par exemple, n'ont pas pu suivre parce qu'il n'y avait aucune possibilité d'hébergement à Gif, ce qui était particulièrement embêtant en ces temps de crise du logement. Secundo, il y avait une rivalité entre Ephrussi et Teissier à propos de la direction générale de cet institut. Fort de sa réputation scientifique, le 'prince Boris' avait le soutien de la Rockefeller, mais il avait très mauvais caractère. Teissier était certes devenu directeur du CNRS à la suite de Joliot parti à l'énergie atomique (CEA), mais il n'avait pas non plus la réputation d'être quelqu'un de particulièrement souple. Ce qui fait que L'Héritier qui aimait avant tout la tranquillité, est parti tout seul à Gif au début des années 1950. Après la démission de Teissier, le CNRS a eu un nouveau directeur, un physicien qui s'appelait Gaston Dupouy, un type qui n'aimait pas les généticiens et en particulier Ephrussi lequel, de son côté, le traitait du haut de sa grandeur. Il y a eu un nouveau conflit qui a abouti à la stérilisation des fonds Rockefeller, ce qui a retardé notre installation à Gif jusqu'à la fin des années 1950.
Vous-même, comment êtes-vous devenu généticien ?
Pendant la guerre, j'étais à Varsovie dans l'armée secrête polonaise (A.K.) qui combattait les nazis tout en poursuivant mes études de médecine à l'université clandestine. Au cours d'une opération de l'A.K., l'attaque d'un poste de la police allemande, j'avais récupéré le bouquin qu'un troupier avait abandonné. Ce livre, le 'Handbuch der Biologie' de Ludwig von Bertalanffy est ce qui m'a donné l'idée de faire de la recherche en génétique. Il y en a un autre qui m'a servi d'aiguillon, mais plus tard, 'What is life?' d'Erwin Schrödinger. Le biologiste allemand Bertalanffy était l'un des premiers à avoir introduit la notion de système ouvert en biologie, ce qu'on appelle depuis les équilibres de flux. Dans son livre, il citait les expériences d'un autre allemand, Franz Möwus, qui prétendait avoir découvert la nature chimique des gènes à partir d'expériences de mutations réalisées sur des végétaux. Cela m'avait passionné. Après la guerre, ayant perdu les miens en Pologne - mes parents sont morts dans les bombardements de Varsovie à l'été 1944 -, j'avais décidé d'émigrer. Je ne voulais pas aller en Allemagne pour des raisons évidentes et dans le livre de Bertalanffy j'avais remarqué une note où il mentionnait les travaux de Beadle et d'Ephrussi sur les gènes de la drosophile. Beadle était comme on sait au Caltech en Californie et c'était un peu loin. C'est ainsi que j'ai jeté mon dévolu sur Ephrussi qui travaillait à Paris à l'Institut de biologie physico-chimique. J'ajoute qu'en 1947 alors que je venais de passer mon doctorat de médecine à Cracovie, en tant que Polonais il était facile d'obtenir une bourse pour la France. Dans ce pays, le communistes étaient encore au gouvernement et le CNRS avait instauré un système de bourses d'échange de courte durée qu'il tenait à la disposition du gouvernement polonais. J'ai donc soumis ma candidature qui a été acceptée et je suis passé par Bruxelles chez Jean Brachet, un ami de mon père, pour lui demander une introduction auprès d'Ephrussi.
Et vous fûtes recruté par Boris Ephrussi
Quand j'ai rencontré Ephrussi, je lui ai dit que je désirais travailler dans son laboratoire et je me souviens avoir mentionné que j'avais lu le livre de Bertallanfy. Il m'a répondu qu'il ne travaillait plus sur la drosophile et qu'il ne voyait pas bien ce qu'il pouvait faire pour moi. Il a tout de même ajouté : "si vous apprenez le français, je pourrais peut être vous prendre. Revenez me voir dans un mois..." J'ai donc appris le 'vaudois' avec une dame Suisse de Lausanne et Ephrussi a pu m'accueillir dans son laboratoire. Plus tard lorsqu'on lui demandait pourquoi il m'avait pris au labo, il répondait que c'était à cause de mon insistance intempestive, mais aussi de mes souliers qui avaient une forme inhabituelle dans le Paris de 1947 (des chaussures en croco, vestiges de mes trafics du marché noir dans le Varsovie de l'occupation). En fait, je crois que son accueil s'explique surtout par sa passion pour la recherche, l'un des traits dominants de sa personnalité hors du commun, une caractéristique qu'il s'avait apprécier chez ceux chez lesquels il en décelait les symptômes.
Quand je suis arrivé chez lui, il ne m'a pas collé tout de suite sur la levure, mais sur l'oeuf d'oursin. L'une de ses préoccupations restait le mécanisme de la différenciation cellulaire, la relation entre l'embryogenèse et la génétique et les interactions entre le noyau et le cytoplasme. Dans sa jeunesse à Roscoff, Ephrussi avait tenté des expériences de transplantation de noyaux cellulaires dans des ovocytes afin de voir si la différenciation progressive dans la morphogenèse résultait, ou non, d'une division du matériau nucléaire. On supputait que la cellule d'un oeuf devait contenir toutes les possibilités, qu'elle était totipotente, c'est à dire dotée de la potentialité de fabriquer les différents tissus, de rein, de foie, etc. Ce qui s'est révélé être le cas (cf. l'expérience de Briggs et King en 1952), mais pas grâce à mes manips de Roscoff qui furent complètement ratées...
La génétique de la levure
Pourquoi Ephrussi a t'il choisi la levure comme matériel expérimental ?
Dans les années trente chez Thomas Morgan, Boris Ephrussi avait travaillé avec George Beadle sur les pigments de l'oeil de la mouche (Drosophila malanogaster) grâce auxquels ils avaient pu mettre en évidence les premiers la relation entre la modification d'un génotype et celle du phénotype. Mais la période de la guerre a vu le développement de la génétique des micro-organismes. Par exemple, George Beadle avait abandonné la drosophile pour travailler avec un biochimiste, Edward Tatum, sur des champignons, Neurospora crassa, la moisissure du pain avec laquelle il a découvert l'enzyme responsable d'une mutation. Ainsi, lorsque les généticiens ont voulu étudier la relation entre le génotype et le phénotype, ils ont estimé que les organismes unicellulaires s'avéraient d'accès plus facile que les organismes développés et cela pour des raisons évidentes. Il s'agit d'organismes à croissance rapide, simples à mettre en culture qui permettent de faire de la génétique expérimentale dans de meilleures conditions que les organismes plus complexes comme la drosophile. C'est la raison pour laquelle Max Delbrück (qui était aussi physicien de formation) puis les pasteuriens ont choisi Escherichia coli, un bactériophage omniprésent dans l'intestin de l'homme. Mais si le 'Groupe du phage' a permis de faire avancer la génétique d'une manière décisive, les bactéries ne permettaient pas d'étudier le mendélisme parce qu'en tant que procaryotes elles n'ont pas de reproduction sexuée. On le sait, pas de croisements, pas de mendélisme, C'est la raison pour laquelle d'autres généticiens, Carl Lindegren et Sol Spiegelman aux Etats-Unis, Boris Ephrussi en France, ont choisi la levure. Saccharomyces cerevisiæ, un organisme unicellulaire certes, mais un eucaryote. C'est-à-dire une cellule dotée d'un noyau qui présente des caractères sexués indispensables à la génétique mendélienne. Autrement dit, la levure offrait une bonne homologie avec la reproduction sexuée des organismes supérieurs (la mouche, l'homme...). En outre, sa multiplication est rapide puisque ses cellules se divisent dans de bonnes conditions toutes les heures et demi. Enfin, il s'agit d'un matériau bien connu depuis Louis Pasteur et sur lequel on disposait de bonnes données biochimiques grâce aux travaux des physiologistes cellulaires, Otto Warburg par exemple.
Le paradoxe des mutants de la levure, une génétique non-mendélienne
Le choix de la levure effectué restait à trouver le moyen de provoquer des mutations. Sans mutants, pas de génétique expérimentale. Ephrussi a donc décidé d'utiliser un mutagène chimique, l'acriflavine, une substance colorante utilisée pour marquer les noyaux cellulaires ou ce qui en tient lieu et il a découvert que ce mutagène produisait une mutation de la levure caractérisée par l'apparition d'une population de mutants 'petite colonie', c'est à-dire de cellules de levure de plus petite taille que celles des souches sauvages et présentant une perte de la coloration provoquée par l'agent mutagène. Mais il y a un magnifique paradoxe dans cette histoire : en effectuant ensuite des croisement entre les souches petite avec de la levure 'sauvage' on obtenait cent pour cent de spores sauvages et non 50 % de sauvages et 50 % de mutants petite comme on s'y attendait. Ephrussi qui avait adopté la levure pour faire de la génétique mendélienne se trouvait confronté à une génétique non-mendélienne ! C'était tout à fait surprenant.
Si le processus n'était pas mendélien, cela pouvait signifier diverses choses notamment que ce n'étaient pas les gènes nucléaires, chromosomiques, qui étaient impliqués, mais ce n'était pas très clair... En anglais, la génétique chromosomique, celle dont le siège est le noyau, cela s'appelle la 'nuclear genetics'. Avec les mutants 'petite colonie', nous nous retrouvions confrontés à une 'unclear genetics', d'abord pas claire parce qu'on en ignorait l'origine, ensuite parce qu'elle semblait d'origine extra nucléaire. Or, cette 'unclear genetics' signait le début d'une nouvelle aventure scientifique et pour moi la découverte d'un objet, la levure, qui a marqué ma carrière jusqu'à aujourd'hui... A l'époque, la question était donc de comprendre de quoi était faite cette génétique pas claire : " Le mutant petite colonie diffère de la forme normale par la perte des particules cytoplasmiques autoreproductibles essentielles à la synthèse d'un groupe d'enzymes respiratoires ". Cette phrase clôt une série de six articles parue dans les Annales de l'Institut Pasteur en 1949 (B. Ephrussi, Ph. L'Héritier, J. Tavlitzki, H. Hottinguer, A.M. Chimenès et P. Slonimski). Ma contribution était limitée au dernier tronçon de la phrase, c'est-à-dire à la synthèse d'enzymes respiratoires. Elle permettait aussi de poser la question de savoir si les particules auto-reproductibles découvertes par Ephrussi étaient identiques ou non aux gros granules décrits par le biologiste belge Albert Claude quelques années auparavant. Ce que l'on a découvert ensuite est que les particules définies par Ephrussi n'étaient autres que de l'ADN mitochondrial et que les gros granules étaient les mitochondries.
Le Club de physiologie cellulaire
La découverte de cette génétique non mendélienne a provoqué des discussions passionnantes chez les biologistes moléculaires, notamment dans les colloques organisés par le CNRS, la Fondation Rockefeller ou d'autres, mais aussi au sein d'un club de physiologie cellulaire. Ce club était une assemblée informelle de chercheurs réunis par Louis Rapkine à l'IBPC à partir de la fin des années quarante. Il comprenait une quinzaine de personnes exceptionnelles, les pasteuriens André Lwoff, Elie Wollmann, Jacques Monod et plus tard François Jacob, René Wurmser, Boris Ephrussi, le chimiste Edgar Lederer, mais aussi les gens de l'IBPC, Madeleine Gans, Raymond Latarjet, Georges Rizet, Philippe L'Héritier... De nombreux visiteurs étrangers participaient aux discussions, en particulier Max Delbrück, Melvin Cohn, Rollin D. Hotchkiss, Norman Horowitz, bref les Américains avec lesquels Ephrussi était resté en relations. Evidemment, cette génétique non-mendélienne lui valait des discussions serrées avec ses collègues du Caltech, tous chromosomistes convaincus. Par exemple Horowitz disait qu'il y croirait quand il aurait vu la manip réalisée avec un autre organisme (ce qui a d'ailleurs été réalisé avec 'Poky' un mutant de Neurospora crassa). Pour répondre à Horowitz, Ephrussi a publié un papier où il donnait la clé, comment les relations chromosomes-cytoplasme expliquaient les mécanismes de la différenciation cellulaire. Mais à l'époque, la levure n'avait pas le même prestige que la moisissure du pain : le Neurospora c'était respectable, c'était Beadle et Tatum, c'était propre, c'était clair, on avait huit spores bien rangées dans le tétrade, on pouvait voir facilement la relation gène-enzyme, un résultat qui fut récompensée par le fameux Nobel de 1958 dont Ephrussi s'est estimé - à juste titre - injustement évincé.
Colloque de Royaumont en 1952 (document communiqué par P. Slonimski) |
La déficience respiratoire des mutants 'petite colonie'
Peu après mes manips ratées sur l'oursin, Boris Ephrussi m'a demandé d'étudier la biochimie des mutants 'petite' de la levure. Il s'agissait de trouver les raisons pour lesquelles la croissance des mutants était plus limitée que celles des souches sauvages. Il supputait que le phénomène était lié au métabolisme d'une enzyme, le galactose. On connaissait à l'époque deux exemples de mutation ressemblant plus ou moins au type 'petite', la première chez Jacques Monod qui travaillait sur le maltose à Pasteur, la seconde aux Etats-Unis avec les Lindegren, qui avaient découvert la fermentation lente du galactose. J'ai commencé par étudier le métabolisme du galactose en utilisant un appareil de Warburg, ceci afin de vérifier le taux de fermentation des sucres. J'obtenais 5 à 10 % de différence et les manips étaient reproductibles, mais la faiblesse statistique des résultats nous empêchait de conclure. Un beau jour j'ai décidé de changer d'expérience et de mesurer la respiration de mes souches, juste pour voir. Coup de chance! Je trouve 100% de différence entre les mutants et les souches sauvages. Evidemment, ma première réaction a été de dire le manomètre déconne, il y une fuite quelque part, je répète la manip... Ca marchait toujours, mais ce résultat était incroyable. Comment imaginer qu'une simple mutation puisse intervenir dans un processus aussi fondamental que la respiration cellulaire?
En réalité, j'avais découvert que les mitochondries des mutants 'petite' ne contenaient pas de cytochromes. Les cytochromes sont des protéines qui catalysent les réactions d'oxydo-réduction indispensables à la vie cellulaire. David Keillin à Cambridge les avait découvert dans les muscles de l'aile d'abeille, il pensait qu'ils avaient un rapport avec l'énergie requise pour faire voler les insectes. En 1948, j'ai participé à mon premier congrès de biochimie à Cambridge et, à l'instigation d'Ephrussi, je lui ai amené mes mutants. Keillin était un petit bonhomme très sympa qui avait polémiqué avec Warburg à propos de l''atmungsferment'. Quand je lui ai confié ma souche de 'petite', il a disparu derrière sa paillasse pendant que j'attendais dans le couloir, nerveux comme un futur papa dans une maternité. Tout d'un coup il s'est rué dehors : "It's true ! It's a monster ! ".
Cependant, parler d'un génotype mitochondrial ou de quelque chose d'approchant, c'était encore la bouteille à l'encre. Le seul point clair était que la mutation portait sur une fonction essentielle de l'organisme, qu'elle était située dans une partie spécifique de la cellule située en dehors du noyau et qu'elle était caractérisée par une défficience en cytochromes. Il s'agissait donc d'une génétique non-mendélienne pour au moins deux raisons, la ségrégation ne suivait pas les lois de Mendel et son origine semblait extra-chromosomique. En 1952, j'étais encore simple attaché de recherche au CNRS et pour passer chargé, il fallait que je soutienne une thèse ès sciences. L'Héritier, mon parrain, comme Ephrussi me poussaient à la roue, ce dernier m'a dit que je pourrais bénéficier d'une subvention de publication de la part de madame Bethsabé de Rothschild à la condition que je respecte des délais ultra-courts. J'ai donc rédigé ma thèse à la terrasse du café Mahieux, en bas de la rue Soufflot, avec l'aide de Simone Chevais et de Jean Tavlitzki deux collègues de l'IBPC. Dans mon introduction, je disais : " Il est clair qu'on se trouve en présence de races de levures (petite et sauvage) qui permettent d'étudier le déterminisme héréditaire de la biosynthèse des catalyseurs d'oxydo-réduction (avec) deux aspects complémentaires : l'aspect génétique qui consiste à décrire et à localiser des déterminants héréditaires et l'aspect physiologique, où, après avoir donné la description aussi complète que possible des effets de la mutation, on essaie de remonter la chaîne causale jusqu'aux déterminants. On peut espérer permettre de traduire le contrôle génétique (on ne parlait pas encore de code) dans le langage de la biochimie ".
On vous considérait comme un généticien ou comme un biochimiste ?
La publication de ma thèse m'a valu diverses propositions de recrutement, notamment de la part de Jacques Monod qui me suggérait de venir le seconder à l'Institut Pasteur. J'ai hésité, mais finalement j'ai décidé de rester à l'IBPC. Tout d'abord, Boris Ephrussi ne voulait pas me laisser partir car j'étais devenu 'son' biochimiste. En tant que généticien, la biochimie barbait Ephrussi. C'est l'époque où il commençait à envisager l'installation du laboratoire de génétique physiologique au CNRS à Gif sur Yvette et il me disait que si le quittais, lui même n'y mettrait jamais les pieds !
Cela dit, si le 'prince Boris' savait charmer il pouvait aussi se rendre tyrannique. Nous avions des habitudes de travail différentes. Lui était un lève tôt qui arrivait au labo à six heures et moi un couche-tard qui travaillait surtout l'après midi et la nuit avec une coupure en début de soirée pour aller au cinéma au quartier latin. Lorsqu'il nous arrivait de nous croiser, quand j'arrivais à l'IBPC vers midi, il m'interpellait :
"Mais enfin Piotr, c'est à cette heure ci que vous arrivez ? Il est midi ! Je vous attends depuis des heures...
- Excusez moi monsieur, mais le matin, je dors... "
Monod disait qu'il n'aurait jamais pu travailler avec un type comme lui et ce sont les pasteuriens qui m'appelaient le mutant résistant, d'après eux le seul chercheur capable de survivre à ses côtés... J'aurais donc pu travailler avec eux, mais je ne l'ai pas fait. D'ailleurs est ce que ça aurait mieux marché qu'avec Ephrussi, ce n'est pas sur. Monod avait lui aussi un sacré caractère. Je me souviens de lui avoir demandé un jour :
"Dis moi Jacques, est ce que tu te considères comme un type modeste?
- Si je suis modeste? Bien sur. Mais les autres le sont encore plus que moi..."
Monod a introduit la cinétique en génétique. Avec Georges Cohen, il a intégré les gènes dans l'explication de l'adaptation enzymatique grâce une théorie de la double détermination de l'adaptation (substrat et gène).
A la fin des années cinquante, il était donc devenu clair que l'information passe des gènes aux protéines ou qu'elle ne passe pas. Le génome contient non seulement une série de programmes, mais il est capable de les exprimer ou pas. Ces travaux ont culminé lorsque, avec François Jacob, Jacques Monod a étudié de manière systématique la manière dont E. coli synthétise ß-galactosidase. Pour empêcher toute confusion avec le concept de sélection, Monod a proposé le terme d'induction enzymatique et c'est Jacob qui l'a décrite comme une répression de l'activité des gènes contrôlant la synthèse des enzymes (l'opéron lactose). Après le Nobel de 1966, Monod s'est tourné vers l'étude d'une classe particulière de protéines régulatrices qui réagissent avec l'ADN et dont il a sorti ce que je considère comme un superbe modèle structural : l'allostérie.
La génétique mitochondriale
La délétion de l'ADN mitochondrial
A la fin des années cinquante, lors du départ d'Ephrussi aux Etats-Unis, j'étais devenu ipso facto directeur du laboratoire de génétique physiologique du CNRS que nous étions en train d'installer à Gif-sur-Yvette. J'avais la trentaine et peut-être étais-je alors le plus jeune directeur dans toute l'histoire de la biologie française. C'était une période de bonheur total. Nous étions une poignée d'allumés qui se rencontraient dans les congrès scientifiques. Il n'y avait aucun manuel. Nous devions tout inventer, mais tout paraissait possible. Quelles enzymes sont réprimées ? Lesquels ne le sont pas ? Est-ce que ça implique une synthèse des protéines ou non? Je gambergeais sur les mécanismes de la régulation génétique qu'on appelait encore la 'biosynthèse induite des enzymes'. Malheureusement, j'ai commencé par me fourvoyer. Avec Françoise Labeyrie, nous avions trouvé qu'en anaérobiose, c'est-à-dire en absence d'oxygène, une dizaine d'enzymes de la levure n'étaient pas synthétisées et que le processus de synthèse repartait dès qu'on mettait de l'oxygène. L'une de ces enzymes était l-lactico-déhydrogénase et mon idée était qu'il y avait une différence de stéréospécificité entre l'enzyme extraite de la levure anaérobie et l'enzyme de l'autre, mais Monod m'a fait gentiment remarquer que topologiquement mon explication ne tenait pas la route. J'ai mieux réussi ensuite quand avec un généticien américain, Fred Sherman, nous avons isolés les premiers polypeptides isofonctionnels et monomères mitochondriaux (cytochromes iso-1 et iso-2), ce qui nous a permis de localiser les dix premiers gènes nucléaires contrôlant l'activité respiratoire de la levure.
Il reste qu'avec nos mutants 'petite colonie', génétiquement parlant nous étions dans une sorte de cul de sac. Certains collègues comme Charlotte Hauerbach contestaient même que l'on puisse parler de mutation de la levure. Ça ne mutait pas en reverse, ça ne recombinait pas, ça ne complémentait pas. Bien entendu, on aurait pu expliquer notre affaire par le fait que l'ADN mitochondrial était perdu, que les mutants n'en avaient plus... Or ca ne collait pas non plus puisqu'on a pu trouver dans les mitochondries des enzymes, des membranes, des particules et aussi des acides acides nucléiques et que ce que l'on ignorait était de savoir s'il s'agissait d''ADN ou d'ARN. Il y avait de bon arguments en faveur de l'ARN. Les travaux de Jean Brachet, par exemple, avaient placé l'ARN quelque part entre l'ADN nucléaire et la protéine, ce dont il avait conclu que les particules qui comportaient cet acide nucléique étaient responsables de la synthèse enzymatique. L'explication était d'autant plus séduisante que les recherche de Wendell Stanley sur les virus de la mosaïque du tabac avaient montré que l'ARN est doué de continuité génétique. Il y avait donc des arguments pour et d'autres contre, ainsi que du flottement chez les généticiens. Moi même je penchais plutôt pour un ARN.
J'ai donc confié deux sujets de thèse à deux chercheurs du labo : l'ARN à François Lacroute et l'ADN à Jean-Claude Mounolou. En fait, c'est ce dernier qui a réussi à montrer que l'acide nucléique responsable de la génétique mitochondriale était de l'ADN. Dans les mutants 'petite colonie', il se produit une délétion énorme de cet ADN compensée par la répétition d'un seul segment du génome. Sa masse ne change pas (ou très peu) en revanche plus de la moitié, parfois jusqu'à 99 % de ses gènes codants ayant été perdus, ceux qui restent sont répétés cent ou mille fois de suite. Plus tard, nous avons vérifié que cet ADN mitochondrial est fort réduit dans sa capacité de codage. On y trouve, selon les organismes, entre une quarantaine et une centaine de gènes à peine et on sait désormais que ce génome et l'organite qui l'héberge est la cible d'un très grand nombre de gènes nucléaires nécessaires à son expression.
La génétique comme une cinétique
Par la suite, avec un collègue slovaque, Jan Kovacs, nous avons trouvé un mutant 'petite colonie' d'un beau rouge brillant après avoir traité la levure avec un mutagène qui ségrégait de manière mendélienne (2 :2 par croisement) et qui apparaissait, selon sa croissance aérobique ou anaérobique sur différentes sources carbonées. Nous supputions que ce mutant (Op 1) était la dernière étape d'un processus de phosphorylation oxydative, ce qui s'est avéré être le cas. La filière phosphorylation oxydative étant considérée comme particulièrement trapue dans le petit monde de la biochimie, nous avons publié dans 'Science' un papier de méthodologie qui a ensuite servi de référence pour illustrer l'intérêt des manips de biochimie en génétique.
Mais, dans la biologie moléculaire d'aujourd'hui, l'approche cinétique comme celle des enzymologistes a presque entièrement disparu. Je trouve que c'est dommage. Désormais, les généticiens raisonnent en terme de signal, il passe ou il ne passe pas, on perturbe le gène ou on ne le dérange pas, la cellule se développe ou elle meurt. En un certain sens il s'agit d'une approche anatomique facilement compréhensible grâce à la fascination que représente l'analyse des structures, le séquençage, la localisation des inducteurs. Mais je reste convaincu que la cinétique reviendra un jour sur le devant de la scène. On connaît ces tableaux d'échanges biochimiques (Boheringer ou Biolab) qu'on accroche au mur dans les labos et où sont répertoriées des centaines de réactions qui caractérisent le métabolisme intermédiaire. Ils résument une cinquantaine d'années d'enzymologie, ils nous montrent comment le glucose donne le glucose-6-phosphate etc. On y voit des centaines de structures chimiques avec toutes les flèches qui les relient les unes aux autres. La biologie moléculaire fournira un jour le même genre de tableaux pour expliquer les connexions entre gènes, ce gène ouvre celui-ci qui ferme celui-là, etc. Cette carte sera beaucoup plus complexe que celle du métabolisme intermédiaire qui nous donnait déjà pas mal de fil à retordre dans les années 1960 et elle se surimposera à l'autre avec un tas de nouvelles flèches. Cela voudra dire qu'il faudra recommencer à raisonner en terme de cinétique : le gène agit en déterminant la spécificité d'une enzyme spécifique et par là il contrôle la manière dont la cellule reçoit son énergie.
La création du Centre de génétique moléculaire
L'installation de la DGRST m'est apparue comme une sorte de renaissance pour la recherche française. Premièrement, la Délégation disposait d'énormément d'argent, deuxièmement, elle ne gérait directement aucun laboratoire, donc elle injectait l'intégralité de ses moyens dans les autres organismes, notamment au CNRS. Après qu'Ephrussi fut reparti à Cleveland, je lui ai succédé dans la commission Biologie moléculaire de la DGRST présidée par René Wurmser. C'est là qu'on a décidé la construction de nouveaux laboratoires à Toulouse, à Strasbourg ou à Marseille et évidemment à Gif. Avec son départ aux Etats-Unis, Ephrussi nous avait un peu laissé dans l'expectative et c'est André Lwoff, le président de notre comité de direction, qui m'a demandé en 1964 de prendre l'affaire en main. Deux personnes se sont occupées des travaux, Georges Prévost et Marie-Anne Chancerel, un chantier de 4500 m2, un budget de huit millions de francs, etc. L'argent venait essentiellement de la DGRST ce qui a d'ailleurs créé quelques tensions avec la direction du CNRS. Le directeur de la chimie, Fernand Gallais, recommandait d'envisager un couplage du futur CGM avec l'Institut de chimie des substances naturelles (ICSN). Il voulait relancer le vieux projet d'institut de génétique que l'on n'avait pu réaliser vingt ans plus tôt. Heureusement le directeur des sciences de la vie, Claude Lévi un ami avec lequel j'avais travaillé à Roscoff, nous a soutenu et on a organisé le CGM en départements, chacun doté de son responsable. Le premier était celui de Boris Ephrussi, enfin revenu des Etats-Unis (lorsqu'il a pris sa retraite, son département a été dirigé par Janine Beisson). Vittorio Luzzati avait le département de biophysique, Madeleine Gans celui de génétique de la drosophile et moi je continuais sur la levure. Il est vrai qu'Ephrussi a été un peu ulcéré dans cette affaire, mais je pense qu'il n'avait pas pris la mesure de la formidable expansion de la recherche biologique. Il y a aujourd'hui près d'un million de biologistes moléculaires au sens large dans le monde alors qu'à mes débuts à l'IBPC, au lendamain de la guerre, les équipes ne comportaient qu'une demi-douzaine de chercheurs, ce qui représentait d'ailleurs un accroissement remarquable par rapport à l'époque de le jeunesse d'Ephrussi où on ne comptait que deux ou trois types autour d'une manip.
Professeur à l'université de Paris 6
Le CGM est le premier institut du CNRS à avoir signé une convention avec la fac de Jussieu (Paris 6). Entre temps en effet, j'étais devenu professeur. Mon élection a la fac de sciences (1961) avait d'ailleurs soulevé les mêmes difficultés que celle d'Ephrussi quinze ans auparavant. C'est à dire que je l'ai due davantage aux 'sciences dures' qu'aux 'vieilles sciences naturelles' (Marc Zamanski le doyen était heureusement favorable aux généticiens) et à mes collègues du CNRS, Boris Ephrussi bien entendu qui m'avait passé la main, mais aussi ses élèves, Madeleine Gans et Georges Prévost, grâce auxquels j'ai obtenu une situation privilégiée. Je dois reconnaitre que celle-ci résultait d'un chantage, j'avais dit qu'il était exclu que je fasse mes cent heures de cours hebdomadaires. Le problème est que l'on ne peut pas consacrer cinquante ou soixante heures par semaine à un enseignement universitaire tout en prétendant faire de la recherche. Cependant, une de mes grandes fiertés est d'avoir introduit avec Madeleine Gans le premier certificat de génétique à Paris 6, après lequel nous avons instauré le diplôme (DEA) de génétique cellulaire et moléculaire. On peut dire que toute une génération de professeurs de génétique ou de biologie moléculaire est passée par le DEA de Paris 6. Evidemment j'incitais les meilleurs étudiants à préparer des troisièmes cycles pour s'orienter vers l'enseignement ou la recherche et il y aurait des tas de noms à citer : ceux de Léa Clavilier (mon premier tricycle) comme de Geneviève Perret, d'Éric Petruccilo, mais aussi de Pierre Netter ou de Dario Cohen qui ont continué à faire de la recherche au CGM avec moi, de Pierre Galzi qui est passé à l'Agro, de Ségolène Aymé, etc.
L'ARN maturase
En matière de recherche, je peux dire que les années 1970 ont été une période particulièrement productive pour le CGM ce qui est dû, en grande partie, à une vague de recrutement qui a mis en concurrence les chercheurs de la vieille génération avec une brochette de jeunes soixante-huitards astucieux. C'est ainsi qu'avec D. Coen, J. Deutsch, P. Netter, E. Petrochilo auxquels se sont joints M. Bolotin, B. Dujon, G. Michaelis et Ph. Avner, nous avons réalisés quelques avancées significatives en génétique moléculaire. Nous avons réussi à isoler un grand nombre de mutants résistants aux antibiotiques et de les utiliser pour l'étude de la recombinaison et de la ségrégation des gènes mitochondriaux. L'ensemble de ces croisements mitochondriaux nous a permis d'élaborer un modèle stochastique de la recombinaison mitochondriale qui a permis d'établir la première carte fonctionnelle du mtDNA de la levure. Ces travaux ont abouti à quelques résultats surprenants - notamment à la découverte dont je suis finalement le plus fier - le paradoxe de la nature que constitue les propriétés d'autonomie intrinsèque de l'ARN dans les gènes mosaïques du cytochrome mitochondrial, la 'boucle matricide'! En 1977, nous avions émis l'hypothèse selon laquelle cette région d'ADN était morcelée en segments qui codaient pour la structure du cytochrome b et que ces segments de structure étaient séparés par des séquences intercalaires dont la fonction était d'assurer l'épissage de l'ARN transcrit primaire et de réguler ainsi la synthèse de deux protéines distinctes, le cytochrome b et la cytochrome oxydase. Le pas décisif pour la valider a été franchi par C. Jacq et J. Lazowska qui ont déterminé la séquence nucléotidique du gène normal et muté, c'est à dire de l'intron qui code pour une protéine d'épissage trans-active que nous avons baptisée ARN-maturase.
L'ARN maturase
De nombreux gènes d'eucaryotes sont morcelés en exons-introns que l'on ne retrouve pas dans l'ARN-messager. On a également trouvé de tels gènes dans l'ADN mitochondrial de la levure. L'un d'eux qui code pour l'apoprotéine du cytochrome 'b' et contrôle l'expression de la cytochrome oxydase (cob-box). En séquençant ce gène qui comporte 8 000 bases nous avons trouvé un résultat qui parait intéressant. Nous avons trouvé à l'intérieur du premier intron du gène cob-box une séquence qui présente une phase de lecture ouverte sur au moins 510 bases. Cette phase est unique parmi les six phases possibles, les cinq autres contiennent de nombreux codons non-sens en accord avec le calcul théorique. Donc la présence de cette phase unique ne peut pas être fortuite. De plus elle est orientée dans le même sens que la phase traduite des autres gènes mitochondriaux, y compris le cytochrome 'b' lui-même. Elle couvre enfin la quasi totalité du locus génétique 'box 3' où sont localisées de nombreuses mutations qui empêchent la maturation de l'ARN messager du cytochrome 'b'. On peut donc risquer l'hypothèse selon laquelle une nouvelle protéine serait synthétisée par la traduction de la phase ouverte présente dans l'intron. Cette protéine aurait pour fonction d'assurer l'épissage correct des exons du cytochrome 'b'. Nous l'appellerons l''ARN-maturase'.../ Cet ADN-maturase pourrait être responsable de l'excision d'un autre segment de 900 bases suivie d'une ligature qui souderait deux exons (box 4/5 et 8) du cytochrome b. Ce nouvel 'épissage' tout en créant une partie continue de l'ARN messager de ce cytochrome détruirait en même temps l'ARN qui est de messager à l'ARN-maturase. L'activité de ce dernier, associé à un ensemble enzymatique complexe, pourrait consister à choisir l'intron et à imposer l'endroit spécifique de l'épissage. Le mécanisme impliqué dans cette sélectivité pourrait reposer par exemple sur la stabilisation des interactions ARN-ARN, en ce sens il s'agirait d'une protéine guide d'épissage.../ L'ARN messager de l'ARN-maturase du locus box 3+ n'aurait qu'une existence fugace puisqu'il serait détruit par l'activité de son propre produit de traduction. Un tel système présente des propriétés intéressantes d'autorégulation : chaque diminution de l'activité de la protéine augmenterait sa biosynthèse tandis que chaque augmentation de l'activité la diminuerait. Ce régime auto entretenu par régulation négative serait responsable d'une régulation positive de l'expression du gène 'classique' au sein duquel il se trouve. Ceci explique pourquoi on trouverait en abondance l'ARN-maturase inactive ches les mutants box 3 alors qu'on n'observe pas de protéine active de masse moléculaire correspondante chez la souche sauvage.../ Si bien des points restent obscurs dans l'expression des gènes morcelés, l'idée d'une nouvelle classe de protéines douées de propriété d'autotomie intrinsèque de leur ARN messager, mérite d'être envisagé d'une manière plus générale en biologie. De telles protéines spécifiques, présentes en très faibles quantités et dont l'information génétique serait intercalée dans la mosaique des gènes spécifiant des protéines abondantes, pourraient être responsables d'un nouveau mécanisme de régulation de l'expression génétique. (C. Jacq, J. Lazowska, P.P. Slonimski, Sur un nouveau mécanisme de l'expression génétique, CRAS, Paris, série D, 290, 89-92, 1980). |
Le séquençage du génome de la levure
La génomique et le séquençage du génome de la levure
La génomique vient de la génétique, une discipline aujourd'hui centenaire, ainsi que de sa soeur cadette, plus jeune d'un demi-siècle, la biologie moléculaire. Cela ne veut pas dire que toute recherche en génétique ou en biologie moléculaire aboutisse nécessairement à la génomique car il existe entre la génétique et la génomique une frontière floue, même pour des généticiens. Si on considère la génomique comme la compréhension de la signification d'un génome, on doit rappeler que cette recherche s'est dabord faite au moyen des techniques de la génétique classique, c'est à dire avec l'identification de caractères observables pour lesquels on connaissait des gènes sauvages et des gènes mutés. Ainsi, là où la génétique classique partait d'un phénotype pour remonter au gènotype - à tel déréglement du phénotype correspond le déréglement de tel gène -, la génomique fait exactement l'inverse, elle cherche ce qui dans un génotype explique la différence de phénotype. On sait qu'un génome recèle davantage qu'une simple juxtaposition de gènes. Son exploration systématique doit donc s'intéresser non seulement à sa structure, mais aussi aux fonctions de ces gènes, à l'ontogenèse, à la phylogenèse, aux mutations, etc. Si le premier effort des généticiens a été de décrire l'arrangement des gènes dans la molécule linéaire d'ADN, sa cartographie, le séquençage intégral dun génome est pour sa part une nouvelle étape puisqu'on sintéresse à la fonction des gènes. Il s'agit donc d'une sorte d'aboutissement.
Pour comprendre cela on peut faire un parallèle avec la structure des atomes, si on prend l'hydrogène par exemple, on peut décrire ce corps simple par un certain nombre de caractéristiques physico-chimiques, un gaz avec une densité de tant, une température de liquéfaction de tant, etc. Mais si on considère l'atome dhydrogène, on dira c'est un proton, un neutron plus un électron et c'est l'arrangement de ces particules qui explique les caractéristiques de ce corps. Evidemment, le problème est plus compliqué avec la matière organique où, même dans les cas les plus simples de catalyse enzymatique puisque la connaissance de la structure d'une protéine est loin de donner sa fonction. C'est pourquoi avant la mise au point des techniques de séquençage par Fred Sanger et Walter Gilbert dans les années 1970, les généticiens travaillaient en comparant des objets déjà connus. Auparavant, il était tout simplement impossible d'envisager un séquençage systématique, on ne disposait pas des technologies adéquates pour mettre en relation la structure des gènes et leurs fonctions. On comprend donc que tant qu'un génome n'est pas intégralement séquencé, on peut supposer qu'il existe un certain nombre de gènes responsables de tel ou de tel processus, mais qu'on ne connaît pas et l'on parle de 'trous'. En revanche, à partir du moment où le séquençage est achevé, on sait si le gène existe ou non. S'il s'agit d'un gène codant, mais dont on ne trouve pas la fonction, il y a des chances pour que la séquence ait été mal établie.
'Post-génomique' ou 'protéomique' ?
Post-génomique est un terme que je n'aime pas, mais qui semble de plus en plus populaire, en particulier dans la bouche des politiciens. Quand Claude Allègre était ministre de la Recherche, il avait parlé de post-génomique dans un de ses discours, je me suis approché de lui : "non, monsieur le ministre, le terme exact devrait être 'post-séquençage'. Si vous dîtes 'post génomique', cela aura l'air de dire que vous faites abstraction du génome ! Or, comment peut on faire de la biologie sans génome". Ce que les gens veulent dire par 'post-génomique,' c'est que l'on a réalisé le séquençage complet d'un génome et qu'on voudrait désormais en comprendre la syntaxe, la grammaire. Donc ce qu'on appelle 'post-séquençage', c'est en fait de la génomique. Quand quelqu'un fait des 'DNA chips', il fait de la génomique. Tout cela me fait penser à des dérives du langage comme post-modernisme, post-modernité... C'est de la foutaise. En revanche, le terme de 'protéomique' est excellent parce qu'il n'y a pas de 'post' dedans. Vous pouvez parler du protéome, du transcriptome, d'integrome... Bien sûr quand vous parlez de post-séquençage, cela veut dire que vous avez obtenu la séquence, vous êtes arrivé à la fin d'une activité qui vous fournit un certain nombre de données, mais cela ne veut pas dire que l'histoire s'arrête, au contraire.
La génomique est donc une discipline scientifique. Si vous cherchez la définition de ce qu'est une science, il y en a une qui me plait beaucoup parce qu'elle est extrêmement précise : une science est une activité humaine enseignée dans une université. On pourrait donc dire que la génomique est une science parce qu'il y a un D.E.A. de génomique à la fac. De plus, il y a des journaux dont le titre contient 'génomique' (ou genomics), mais évidemment cette définition n'est pas très satisfaisante parce qu'elle est beaucoup trop large. Je dirais donc que la génomique est une discipline scientifique en ce sens qu'elle concerne un certain type de démarche théorique et évidemment expérimentale. Ce dernier point est crucial, puisque celle-ci était quasi inexistante en génétique, en biochimie ou en biologie moléculaire il y a un quart de siècle. C'est-à-dire qu'il y avait des questions qu'on ne pouvait pas poser parce que l'on n'avait aucun moyen d'y répondre. Aujourd'hui au contraire, on dispose des technologies qui permettent de le faire, comme : je voudrais savoir quels sont tous les ARN messagers présents à la base de mon ongle lorsque je fais bouger mon gros orteil et qui sont différents des ARN messagers présents lorsqu'il est au repos.
D'où viennent les technologies mises en oeuvre par la génomique ?
Si on regarde les contributions des différents pays dans les techniques de séquençage, on trouve deux techniques, l'une anglaise (F. Sanger), l'autre américaine (A. Maxam & W. Gilbert). L'américaine n'est plus utilisée, mais elle a joué un rôle capital au début. Aujourd'hui on utilise la technique anglaise parce qu'elle se prête beaucoup mieux à l'automatisation. Pour les techniques de clonage, l'initiateur est l'Américain Paul Berg, ensuite ça s'est diffusé un peu partout. La PCR (polymerase chain reaction) est également américaine. L'informatique, c'est un mélange international avec une prédominance américaine. Mais la contribution européenne est très importante pour les bases de données, notamment avec les Suisses (en particulier Amos Bairoch qui dirige un institut d'une centaine de personnes à Genève) et l'EMBL ou avec le programme de la levure lancé par la Communauté européenne. Ces techniques de séquençage, j'ai été parmi les premiers à les utiliser en France, juste après Pierre Chambon à Strasbourg. Au Centre de génétique moléculaire, j'avais été l'un des premier à cartographier le génome de la levure, puis j'avais fait l'étude de quelques séquences, celles d'une vingtaine ou d'une trentaine de gènes. Mais il ne s'agissait pas de génomique à proprement parler en ce sens que notre entreprise n'était pas systématique.
Comment êtes vous devenu 'génomicien' ?
Tout a commencé un samedi de printemps 1987 lorsque j'ai reçu un coup de fil d'André Goffeau, un collègue biochimiste belge, professeur d'enzymologie à l'université de Louvain la Neuve. De formation enzymologiste, Goffeau connaissait bien la génétique de la levure. Je le connaissais depuis les années 1970, alors qu'il avait voulu faire son post doc chez moi à Gif. En fait, il m'a raconté beaucoup plus tard qu'on lui avait dit "chez Slonimski c'était très dur parce qu'il n'aime pas beaucoup les biochimistes". Or, au lieu de me contacter directement, il est allé chez Heslot (un bon professeur de génétique à l'INRA). Donc, Goffeau venait de se voir proposer un job par la "DG XII, sciences et techniques' de la Communauté européenne à Bruxelles dans le cadre d'un programme baptisé BRIDGE (Biological Research for Innovation Development and Growth in Europe). Mais avant d'accepter ce job, il voulait recueillir mon avis sur le plan scientifique. Sa demande m'intéressait et après en avoir discuté , nous nous sommes décidés tous les deux pour le séquençage de la levure.
Pour réaliser le séquençage intégral d'un génome, on imagine qu'il faut disposer de gros moyens techniques. En outre il faut choisir un génome pas trop complexe. L'opportunité de lancer une telle entreprise apparaissait possible dès lors qu'on pouvait envisager de le faire dans une coopération internationale. En fait, mon premier job a consisté à faire du lobbying scientifique à Bruxelles pour aider Goffeau à monter un programme européen de séquençage. En tant que 'Pape' de la communauté internationale des levuristes, l''International Yeast Community', mon rôle a consisté à convaincre les décideurs de l'intérêt de séquencer la levure. En effet, nous avions des concurrents, il y avait le lobby de la drosophile avec un énorme avantage puisqu'il y avait tout de même un siècle de génétique derrière, celui de la bactérie E. Coli (R. Dedonder à l'I. Pasteur), voire celui d'organismes plus complexes comme la souris (chez les Italiens) ou un petit ver marin, 'Caenorhabditis elegans'. Enfin il y avait le projet de séquençage du génome humain puisque les Américains étaient en train de lancer leur Human Genome Project (HGP).
Avec Goffeau, j'ai essayé d'intéresser le laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL) à ce projet européen. L'EMBL était alors dirigé par un suédois, Lenart Philipson. L'EMBL employait environ mille chercheurs, il nous paraissait donc logique de nous reposer sur lui comme support technique. Mais la réponse du Suédois fut un niet cinglant. Philipson estimait que le séquençage de la levure ne présentait pas grand intérêt ou, ce qui était contradictoire, que les Américains le feraient de toute façon.
Les Américains lancent le 'Human Genome Project'
Derrière le projet européen il y avait l'idée de suivre les Américains et le HGP qui était alors dirigé par Jim Watson, le Nobel de l'ADN. A l'époque, j'ai pas mal discuté avec lui, il voulait absolument que les européens participent à son programme. " OK Piotr, votre levure est un bon matériel, disait-il, mais est ce qu'on ne pourrait pas concentrer nos efforts sur l'homme?
- Non Jim. Si on veut étudier le génome humain, il faut dabord commencer par des modèles plus simples. Les exploiter à fond, les pousser dans leurs derniers retranchements. Je nai rien contre le séquençage du génome humain, simplement, ça ne m'intéresse pas parce que c'est trop lourd sur le plan scientifique.
- Mais vous verrez. Le séquençage du génome humain est parfaitement réalisable ". Il n'avait pas tort, l'affaire avance plus vite qu'on pouvait le craindre, mais je lui ai répondu : " Non, le génome de l'homme est particulièrement mal adapté pour démarrer, il est beaucoup trop complexe. Commençons par un modèle plus simple et pourquoi pas la levure ?"
Evidemment, derrière le HGP, il y avait des enjeux médicaux, les maladies génétiques, la thérapie génique, etc., ce dont Watson ne faisait d'ailleurs nul mystère. Même ici, en Europe, de bons apôtres nous poussaient à considérer l'aspect humain de la génomique comme une pompe à fric. Or, cette manière de fonctionner m'est complètement étrangère. Si une recherche doit être financée, elle doit l'être pour elle même et non pas en se préoccupant à l'avance des éventuels débouchés. En plus, il y avait un autre aspect un peu agaçant dans l'activisme des Américains, c'est l'état d'esprit dans lequel ils mènent ce type de recherches. Ils insistent énormément - Jim Watson en particulier et depuis toujours - sur le fait que la motivation essentielle dans la recherche, c'est la compétition. Ce n'est pas que je n'aime pas les challenges, mais je suis très égoïste et ce qui m'intéresse avant tout dans la recherche scientifique, c'est de satisfaire ma curiosité. Enfin, j'ajoute que quelques années plus tard les Américains ont eux aussi viré leur cuti en s'intéressant au séquençage d'organismes modèles. En effet, les organismes modèles sont indispensables parce que si on peut faire des expériences sur la fonction de leurs gènes, cela est évidemment impossible sur l'organisme humain. Quant aux homologies de séquences entre le génome de l'homme et celui de la levure, il semblait suffisant pour permettre de faire des extrapolations. En réalité, à notre surprise, on a découvert par la suite que l'homologie était beaucoup plus grande qu'on ne le pensait : 40 % et peut-être même 50 % des gènes de la levure ont des homologues chez l'homme.
Why the Yeast ?
Donc mon opinion était que, quitte à séquencer le génome d'un organisme modèle, il fallait commencer par le plus simple, simplement parce qu'il nous permettrait de voir plus vite. Lorsque j'ai proposé l'idée d'un programme européen pour séquencer la levure résumé dans un papier intitulé 'Why the Yeast?', j'ai avancé un certain nombre d'arguments. D'abord la levure est un eucaryote qui présente l'avantage sur les procaryotes de permettre de faire de la génétique classique et sur lequel nous commencions à avoir une bonne connaissance des interactions entre le noyau et les mitochondries (ces dernières possèdent un réseau très compliqué de membranes intracellulaires typiques des cellules eucaryotes). Ensuite, la levure est un organisme dont on connaissait à peu près le nombre de gènes, de l'ordre de quelques milliers (disons entre trois et dix mille au maximum). Si mes souvenirs sont exacts, au lancement du programme environ 400 gènes de la levure étaient déjà séquencés et nous avions publié une première liste ('Comprehensive compilation of 400 sequences coding for proteines from the yeast', Current Genetics, 1988, 14, pp. 529-535). On pouvait faire sur la levure l'analyse fonctionnelle parce qu'il y avait déjà des techniques, certes laborieuses, mais qui permettaient d'inactiver des gènes par la génétique inverse, les recombinaisons homologues. Donc on pouvait faire le 'knock out' d'un gène pour savoir ce qu'il exprimait. C'était un argument fort parce que chez la drosophile, par exemple, il s'avérait que la manip était quasiment impossible à effectuer. Elle l'est devenue depuis, mais elle reste très lourde. Chez B. subtilis, elle est plus facile que chez E. coli, mais elle est aussi laborieuse. Quant à la souris, ce qui prend deux semaines avec la levure prenait deux ans avec ce bestiau. Enfin, il y avait un argument pour les écolos : la levure, c'est inoffensif, avec elle on fait de la bière ou du pain. Elle est 'friendly'. C'est un microorganisme que l'homme a toujours cultivé, évidemment beaucoup plus que B. subtilis ou que la drosophile.
Vaincre les réticences des levuristes
Cependant, ce projet européen n'avait pas que des amis, même chez les levuristes. En 1988 j'ai saisi l'occasion d'une réunion de l''International Yeast Community' à Helsinki pour présenter le projet du séquençage du chromosome 3 (la cartographie de sa quinzaine de gènes avait été effectuée) coordonné par Steve Oliver à Manchester ainsi qu'un projet pilote d'analyse fonctionnelle que je comptais coordonner au Centre de génétique moléculaire de Gif/Yvette. Or, à Helsinki, j'ai commencé par me faire allumer par les grands pontes de la levure. Selon eux, ce projet ne présentait aucun intérêt : " c'est un travail idiot, du boulot de technicien. Les gènes intéressants, on les connaît. Piotr, comment un type comme vous peut s'intéreser à ça ? Ce n'est pas un projet scientifique, D'abord, il n'y a pas d'hypothèse derrière..." . J'étais assis au premier rang, je me faisais attaquer, c'est le genre de situation qui me déprime complètement où qui me stimule à fond. Je me suis donc levé : « Si vous savez ce qui vous intéresse aujourd'hui, vous ne savez pas ce qui vous intéressera demain ! Il faut connaître les objets pour pouvoir les classer. Si l'hypothèse n'est pas explicite, elle est implicite. Vous ne pouvez pas faire une classification des objets si vous ne les connaissez pas ". J'avais trouvé l'inspiration qui m'a permis de renverser la vapeur. J'ai dit qu'à certains moments du développement scientifique, il faut faire un catalogue afin de faire avancer les connaissances et j'ai improvisé en citant des exemples. Le premier était la liste des planètes du système solaire de Tycho-Brahé et de Kepler qui a conduit plus de cinquante ans après sa réalisation, mais moins de cent !, à Newton et à la théorie de la gravitation universelle. Le deuxième était la classification des animaux et des plantes par Linné avec, cinquante ans plus tard, la théorie évolutionniste de Darwin. On ne pouvait pas imaginer une théorie de l'évolution s'il n'y avait pas au préalable une taxonomie des espèces. Troisième exemple, le tableau de Mendeleïev qui débouche sur la prédiction de la radioactivité : dans ce tableau il y a des cases vides quil faut combler, ce qui débouche sur la structure de l'atome sur la radioactivité, la chimie nucléaire, etc. Bref, je concluais que l'heure était venue de faire un catalogue complet de tous les gènes de la levure et que c'est à partir de ce nouvel ensemble que l'on pourrait faire avancer le travail sur les génomes.
André Goffeau organise le programme européen de séquençage
Si j'avais conçu la partie scientifique du programme, la manière de l'organiser revient à André Goffeau. Son idée était de ne pas s'appuyer sur un grand centre, mais de constituer un réseau de laboratoires, une sorte de 'cottage industry'. Ce terme employé en Inde évoque une organisation où on fabrique localement des produits qui sont ensuite assemblés en un point central. Les Américains trouvaient cela idiot car d'un fonctionnement trop compliqué. Ils préconisaient la centralisation du programme génomes dans un grand institut. Je dois reconnaître que leur critique était en partie fondée puisque, assez rapidement, nous avons du restreindre le nombre des labos impliqués dans l'affaire. D'un autre côte, leurs grands instituts leur ont aussi valu quelques déboires, confère le pénible séquençage d'E. coli qui a vu les NIH se bouffer le nez avec le Department of Energy (DoE), pour ne pas parler des difficiles relations entre les Américains et les Japonais. Goffeau a donc réparti le génome de la levure entre toute une série de laboratoires, chacun travaillant sous les auspices d'un coordinateur chargé de l'assemblage d'un chromosome. Notre premier programme, dont le coordinateur était Steve Oliver, un excellent biochimiste de l'université de Manchester, a porté sur le séquençage du chromosome 3 de Saccharomyces cerevisiae, un petit chromosome de 300 000 paires de bases dont l'analyse fonctionnelle a été faite au CGM. L'affaire a été menée par un consortium de cinq ou six laboratoires, un grec qui s'est planté, deux français, un allemand et un danois. Au début, Oliver était un peu affolé à cause des résultats contradictoires qu'il recevait, mais après une période de rodage ses résultats ont prouvé la faisabilité du programme. C'est ainsi qu'en 1991 j'ai pu annoncer l'achèvement du séquençage du chromosome 3 - 315 339 paires de bases spécifiant plus de 6000 gènes lors du symposium d'Elounda en Grèce où je me suis amusé à évoquer le retard du HGP américain.
Donc, pour chaque chromosome de la levure, on avait un coordinateur qui fragmentait le chromosome grâce aux enzymes de restriction et qui clonait chaque fragment (environ 10 kilobases) pour l'envoyer aux laboratoires qui dépendaient de lui. Au bout de quelques mois, le coordinateur récupérait les séquences de son chromosome qu'il validait en assurant la concordance des différentes open reading frames. Pour le chromosome 2, le coordinateur était Feldman, pour le 11 Bernard Dujon. Les Anglais ont fait le 9 et le 13. Quand les Américains nous ont rejoint en 1994, ils ont séquencés deux chromosomes (le 6 et Mark Johnson le 8). Les Canadiens ont pris le plus petit, le 1. Les Japonais ont participé, mais leur séquence était merdique, il a fallu la refaire. Les autres chromosomes ont été confiés à divers laboratoires européens. Donc ceux-ci ont fait à peu près 60/70 % du séquençage de la levure, les Américains 20 ou 25 % et les Canadiens 5 %. C'est ainsi que le séquençage intégral de Saccharomyces cerevisiæ pu être achevé en 1996 pour être publié dans 'Nature' l'année suivante.
Les résultats du séquençage de la levure
Dès le séquençage du chromosome 3, nous avons mis en évidence le fait que le nombre de gènes découverts par le séquençage systématique est beaucoup plus grand, beaucoup plus varié, que ce que l'on soupçonnait à partir de nos manips précédentes de biochimie, de biologie moléculaire ou de génétique. Autrement dit, c'était près de la moitié des gènes qui n'avaient pas été découverts, ce qui veut dire que ces gènes ne correspondaient à aucune protéine ou enzyme connues. Cela nous a permis de découvrir que probablement un tiers des gènes de la levure codaient pour des protéines membranaires que nous avons mises en évidence progressivement. Pour les désigner, on a utilisé le terme de 'gènes orphelins' que je n'aime pas beaucoup. Orphelin a de moins en moins de sens au fur et à mesure que l'on séquence le génome. Je disais donc que ces gènes qualifiés d'EEC pour 'European Economic Community' étaient en fait des "Elusive, Esoteric but Conspicuous (genes)", en français, des gènes énigmatiques et mécréants! Ainsi, le séquençage systématique d'un organisme avait démontré les limites de l'approche génétique et biochimique réalisée auparavant. A son achèvement en 1996, ce premier séquençage d'un eucaryote a été considéré comme le succès le plus significatif de la génomique. A l'exception de E. coli dont le séquençage a été achevé en 1998, tous les autres génomes connus étaient soit plus petits, soit n'ont pas fourni la moisson d'informations qu'a permis la levure. Tout cela est essentiellement l'oeuvre d'André Goffeau, celui qui avait consacré l'essentiel de son temps à ce programme tout en se révélant un excellent organisateur, ce qui, je le reconnais, n'est pas ma principale qualité.
Le Groupement de recherche et d'étude des génomes
Un programme génome français
Ensuite, j'ai été impliqué dans le programme génome français dans des circonstances qui méritent d'être évoquées, bien que ses résultats soient moins glorieux que ceux du projet européen. Au printemps 1991 lors du colloque européen en Crête où j'avais fait ma conférence sur le génome de la levure exposant aux ténors de la biologie moléculaire les premiers résultats du séquençage du chromosome 3 avec tous ses nouveaux gènes dont je viens de parler, j'expliquais l'intérêt de la génomique. Ce topo avait du retenir l'attention de Pierre Chambon, François Jacob ou Claude Paoletti qui sont venus discuter d'un programme français pour séquencer des organismes modèles. Sur ces entrefaites quelques semaines plus tard, le ministre de la recherche, Hubert Curien, me demande de passer le voir. Quelque temps auparavant, le ministère avait lancé un programme génome et j'ai découvert que le ministère de la recherche gérait un dispositif d'appels d'offres en principe destiné à susciter l'intérêt des grands organismes ou des universités, mais dont les instigateurs (CEPH, AFM) appartenaient au milieu médical avec lequel je n'avais guère de contact, d'où mon ignorance. Les sollicitations du ministère se négociaient de la manière suivante, des patrons de labo recevaient un appel téléphonique du style : " Allo? Bonjour cher ami, comment allez vous? Vous savez, nous avons un peu d'argent et nous pourrions vous financer si vous acceptiez de participer à l'un de nos programmes. Bien entendu, si vous acceptiez je ne pourrais pas vous garantir un financement à cent pour cent, mais il y a de très bonnes chances que vous puissiez en profiter. Si ça vous intéresse, vous pourriez nous envoyer un petit papier.
- Bon très bien, mais quel genre de papier ?
- Bah ! Un demi-feuillet suffirait. Faxez nous ça rapidement.
- Très intéressant, mais dites moi combien je peux demander.
- Bof... cent mille, deux cents, un million, ça dépend... »
Bien entendu, ceux qui reçevaient ce genre de sollication étaient sûrs de recevoir ce qu'ils demandaient, sans cela on n'aurait même pas pris la peine de les contacter. Quant aux autres, ceux qu'on n'appellait pas, ils ne pouvaient rien demander puisqu'ils ignoraient l'existence du programme ministériel. Ce mode de fonctionnement singulièrement opaque est le genre de chose qui me déplait plus que tout. Deux chercheurs détachés au ministère, Jacques Hanoune et Michel Cohen-Solal, avaient bien essayé de constituer un Groupement d'intérerêt public (GIP) pour normaliser le système, mais en vain. La réalisation d'un GIP s'était heurtée aux réticences des grands organismes publics (CNRS, INSERM) qui voyaient dun sale oeil l'apparition d'un concurrent, au moins en termes budgétaires. Donc j'ai eu une réunion avec Hubert Curien à laquelle assistaient son bras droit, le physicien Bernard Descomps, Jacques Hanoune et son chef de cabinet, Jean-Louis Saltzman. Je leur ait dit que j'acceptais de reprendre l'affaire, mais j'ai posé mes conditions. D'abord il fallait changer le titre du programme, mettre 'génomes' au pluriel et éliminer la référence à l''humain'. Ensuite j'ai dit que je voulais avoir carte blanche non seulement sur le plan scientifique, c'est à dire mettre en place un vrai comité scientifique, mais aussi administratif, qu'il nous fallait certes un contrôle budgétaire rigoureux, mais seulement a posteriori. Le ministère avait prévu un budget de quatre vingt millions de francs pour commencer, soit une enveloppe conséquente qui nous permettrait de démarrer.
Le Groupement de recherche et d'étude des génomes (GREG)
En une semaine j'ai créé le Conseil scientifique du Groupement de recherche et d'études des génomes. De son côté, le ministère à loué un local à Gif, un appartement qui appartenait au CNRS et j'ai demandé à Marie-Anne Chancerel, l'ancienne secrétaire générale du CGM de bien vouloir s'occuper de notre installation. Bref, tout baignait, tout le monde était extrêmement coopératif, il fallait abattre une cloison, repeindre, il y avait une cuisine aussi, c'était un véritable appartement que Hubert Curien est venu inaugurer en grande pompe. La revue 'Science' a passé un article un tantinet sarcastique qui expliquait que le ministre Curien avait décidé de désembourber le programme génome français en le confiant à Slonimski, que celui-ci a pris l'argent pour le distribuer autour de lui... Bref, on a commencé à travailler. On a réuni des tables rondes, des mini-colloques, autour de thèmes susceptibles d'intéresser les chercheurs. Ceux ci nous proposaient ensuite leurs projets dont on discutait au conseil scientifique. Le système était complètement ouvert. Parfois le projet était pris, parfois non, mais on en expliquait toujours les raisons. Si leur projet était accepté, les gens savaient qu'ils auraient un budget à la clé, donc ces mini colloques étaient à la fois scientifiques et organisationnels. En effet, le vocation principale du GREG était d'animer et de coordonner les actions scientifiques menées en France en génomique, d'identifier les équipes susceptibles d'en faire et de les attirer par des actions incitatives. On a lancé deux séries d'appels d'offres, une série à caractère général centrée sur le séquençage systématique de certains organismes (dont la levure), l'étude de l'ADN complémentaire (génomes et évolution, maladies et caractères mono et polygéniques, etc.), l'autre sur la bio-informatique. Le GREG a ainsi suscité une recherche innovante en bio-informatique, la constitution d'un réseau inter-laboratoires pour mettre leurs ressources en commun et pour les diffuser. Enfin on a lancé un programme de formation pour les jeunes chercheurs attirés par l'informatique dans les sciences de la vie. Alain Hénaut et Jean-Loup Risler, deux chercheurs du CGM, ont installé un cursus universitaire d'informatique et de biologie. On a aussi lancé une école d'été en collaboration avec l'INSERM.
Une disparition prématurée
Au cours de sa brève existence, le GREG a examiné plus de cinq cent demandes dont il a retenu et financé plus d'un tiers. Parmi les plus belles réussites, il convient de souligner le séquençage de la bactérie 'Bacillus subtilis' coordonné par le laboratoire d'Antoine Danchin à l'Institut Pasteur qui avait réussi à s'assurer le collaboration des Japonais échaudés par leur coopération ratée avec les Américains. Mais les difficultés ont commencé avec le changement de titulaire au ministère de la recherche. Le remplacement d'Hubert Curien par François Fillon en 1996, a abouti à ce qu'on nous sucre notre budget. Celui de l' informatique s'est vu amputé de 60% de son montant. En fait, c'était la mort annoncée. La disparition du GREG l'année suivante montre que des enjeux politiciens avaient fini par prendre le pas sur la logique scientifique. Lorsque Pierre Tambourin avait pris la direction des sciences de la vie au CNRS pour succéder à Claude Paoletti, il devait penser que la chose était devenue trop importante, au moins sur le plan financier, pour être laissée en dehors de son département. Au total, le GREG a dû distribuer un peu moins de 200 MF, mais je ne pense pas que ça a été de l'argent mal employé. Beaucoup de gens m'ont dit qu'ils le regrettaient, ses programmes scientifiques, mais aussi la liberté de manoeuvre laissée aux chercheurs, son administration légère, etc. Bien sûr on ne pouvait pas utiliser ses subventions pour rémunérer le personnel, mais c'était dans la logique des choses.
Fallait-il centraliser le séquençage des génomes ?
J'ai raconté comment on avait fait de la 'cottage industry' pour séquencer la levure. Notre système décentralisé était certes moins productif que les instituts centralisés des Américains, mais notre organisation offrait de nombreux avantages, notamment les contacts entre les chercheurs, des gens qui se connaissent, qui se téléphonent quand ils ont un problème, qui échangent leurs souches, toutes pratiques impensables en Amérique, mais qui fait toute la richesse de la recherche scientifique sur le plan intellectuel et humain. Les Américains critiquent ce mode de fonctionnement. Chez eux, c'est le triomphe de la productivité. En matière de séquençage, leur réussite la plus extraordinaire est certainement celle du Celera de Craig Venter et de sa société 'Celera'. Celle-ci a tous les défauts d'un organisme privé, comme prendre des brevets pour faire du profit, mais on doit constater que ses concurrents du secteur public, les éléphants blancs que sont grands instituts du NIH, ont fini par capoter. Craig Venter est un type extraordinaire, il a les côtés abominables de l'Américain de bas étage, c'est-à-dire un don d'organisation aussi extraordinaire que son indigence culturelle. Le critère de sa réussite est basée sur le fric, mais il faut aussi lui reconnaître une tenacité peu commune. La meilleure mesure pour montrer à ses concurrents qu'il est le meilleur est de gagner plus d'argent qu'eux, d'avoir le yacht le plus grand. Donc chaque année, il en achète un plus grand. Il doit en être à 25 ou 30 mètres aujourd'hui et il peut traverser l'Atlantique. C'est l'antithèse du 'Sanger center' où tout est gratuit. John Sulston son patron est l'opposé de Craig Venter. Cest un soixante huitard séxagénaire qui marche en sandales avec son sac à dos, il a une barbe sale et il porte des chemises de hippies alors que l'Américain c'est cravate et chemise bcbg. Alors que 'Celera' essaye de prendre des brevêts, le Sanger center publie systématiquement ses données dès qu'elles sortent de la machine. Lorsque vous êtes dans le hall d'entré , vous avez un moniteur qui débite en continu de la séquence publiée sur le web. Ca défile, sans aucune annotation et vous pouvez en faire ce que vous voulez. Certes, le débit de Celera est un peu plus grand, mais le Sanger center, lui, produit des données brutes vérifiables. C'est d'ailleurs un vieux problème. Est-ce qu'un centre de séquençage doit fournir des données brutes ou des données déjà passées au crible de l'analyse. Au GREG, nous avions adopté le même principe qu'au Sanger center; toutes les données sont rendues publiques, mais après un délai de grâce de six mois. Ce système nous a d'ailleurs occasionné quelques problèmes, il a fallu que l'on crée un service informatique spécial où les gens puissent déposer leur séquence en secret. Quelqu'un déposait 170 256 bases, il avait un numéro de compte spécial où personne n'avait accès. Mais il est arrivé que des chercheurs refusent les subventions du GREG parce qu'ils avaient peur qu'on leur pique leurs séquences.
Le Centre national de séquençage
Le projet d'un centre de séquençage est né au GREG. On avait organisé plusieurs tables rondes pour discuter de l'organisation de centres et on avait sorti un rapport en 1995 (ou 1996) que Jacques Demaille, le président du conseil scientifique, avait transmis au ministère. Deux questions étaient posées : Combien de centres fallait-il, trois ou quatre? La masse critique est plus petite avec plusieurs, mais vous aidez beaucoup mieux la communauté scientifique si vous avez un centre à Lille ou à Strasbourg. Deuxièmement, fallait il faire chapeauter ces centres par le GREG ou convenait-il d'organiser des GIP? Si les centres étaient sous la tutelle du GREG, cela voulait dire qu'il fallait doubler notre budget. Je penchais plutot pour un organisme indépendant et c'est ce qui a été décidé. Jean Weissenbach a été nommé responsable du Centre national de séquençage (CNS) installé au Généthon, un organisme qui représentait le quart du premier budget du GREG, mais je dois dire qu'il a remarquablement mené son affaire. A coté de lui, Charles Auffray a été l'un des premiers au monde à s'être lancé dans l'étiquetage des séquences, les EST (expressed sequence tags), mais là ça a moins bien marché. Auffray a eu une très grosse tuile, alors qu'il déposait en grande pompe à l'UNESCO les premières 1000 ou 3000 séquences qu'il rendait publiques, on s'est aperçu que certaine d'entre elles étaient contaminées par des gènes étrangers de levure ou de bactéries. Techniquement, pour précipiter les cDNA, Auffray utilisait un tRNA, une méthode classique pour avoir de la masse, mais comme il avait utilisé un produit commercial, il ne s'était pas rendu compte que cet ARN était contaminé par des ADN étrangers, ce qui avait faussé ses résultats.
Génomique et applications médicales
A coté des raisons bassement politiques, il y a une autre explication à la triste fin du GREG. Les médecins ne nous aimaient pas. Plutot que les médecins, je devrais d'ailleurs dire les cliniciens. En effet, certains médecins-chercheurs ont eu un rôle capital dans la recherche, scomme Jacques Demaille, un grand bonhomme, un véritable entrepreneur scientifique qui a dirigé le conseil scientifique au GREG et qui lui a apporté un soutien des plus précieux. Malheureusement ce n'était pas le cas d'un de ses confrères, Claude Griscelli, l'excellent patron d'un service de pédiatrie à Necker à ce qu'on m'avait dit, mais qui une fois devenu conseiller du ministre de la Recherche n'a eu de cesse de nous tordre le cou. Pourquoi? Parce que pour les cliniciens, génome cela voulait dire génome humain, applications thérapeutiques et c'est tout. Pourtant on avait subventionné le programme de cartographie du génome humain au CEPH (ce dernier avait reçu le quart de notre première subvention, soit 20 MF). Mais la cartographie n'est qu'un moyen pour accéder à l'information génétique, elle n'est plus utile pour l'étude des génomes de taille moyenne et bientôt je le pense elle n'aura même plus de raison d'être pour ceux de grandes tailles comme ceux des vertébrés puisqu'elle sera supplanté par l'établissement de la séquence complète. On a donc aussi aidé au séquençage du génome humain, par exemple au laboratoire de Jean-Claude Kaplan ou à celui du marseillais Bernard Malissen qui a séquencé un gros gène de la famille HLA. En revanche, j'ai toujours été contre le financement des projets appliqués, en particulier en médecine et notamment à propos des thérapies géniques. Au GREG, je n'avais pas voulu financer le Généthon. Je ne voulais pas mélanger argent public et argent privé. De plus, fort de son financement privé, cet organisme gardait toutes ses données pour lui. Evidemment par rapport à lui, la présence médiatique du GREG était nulle. Le Généthon bénéficiait de la charité télévisée du Téléthon : on amène des petits enfants paralysés sur les plateaux de télévision et on fait pleurer les gens, donnez-nous des sous et dans deux ans nous aurons trouvé le moyen de les guérir. Ce qui est un mensonge éhonté! Bien sûr que la compréhension des mécanismes génétiques dans certaines maladies dont il existe quelques milliers sera un tournant essentiel en médecine, mais il faudra attendre les premières décennies du prochain siècle. Mais je trouve scandaleuse cette médiatisation du financement de la recherche. Y a t-il meilleur moyen de faire progresser la médecine que de soutenir la recherche de base ? Je ne le crois pas. Ce n'est pas elle qui coûte cher, mais c'est elle qui apporte les solutions. Son financement est public, et alors ? Le directeur des Sciences de la vie au CNRS dispose de trois cent à quatre cent millions de francs pour faire marcher sa boutique, ce qui représente environ cinq à six francs par Français et par an. Plutôt que de faire tout ce battage du style Téléthon, ne vaudrait-il pas mieux informer le contribuable que l'investissement dans la recherche existe au CNRS, à l'INSERM, à l'Institut Pasteur et que c'est ça qui compte vraiment pour sa santé.
Voir aussi une autobiographie de Slonimski : 'Le Mutant résistant' (mémoires, inédit, 2002)