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Une mystérieuse épidémie aux États-Unis

Dr ESCOFFIER-LAMBIOTTE, Le Monde, 27 janvier 1982

Près de trois cents malades recensés, à ce jour, depuis l'été dernier, dont les deux tiers sont morts en dépit d'efforts thérapeutiques exceptionnels ; de nouveaux cas signalés à l'est comme à l'ouest des États-Unis, à raison de cinq à six par semaine, tous gravement atteints d'affections multiples, rares et graves, tous jeunes, tous des hommes et la plupart des homosexuels : l'Observatoire américain des maladies infectieuses installé à Atlanta n'avait pas connu une pareille alerte, ni rencontré un problème aussi mystérieux, depuis l'affaire de la " maladie du légionnaire ", en 1976. Une seule caractéristique semble commune à tous ces malades, et à tous ces morts : leur système immunitaire - qui assure les défenses naturelles contre les agressions - est profondément dégradé, voire, dans certains cas, totalement paralysé. Sur les organismes devenus ainsi vulnérables, des agents infectieux exercent des ravages contre lesquels la médecine ne peut rien. Une bonne douzaine de ces agents ont été identifiés, allant des virus herpétiques, et notamment les cytomégalovirus, à des bactéries diverses, des champignons - comme les " candida albicans " - et des parasites, rarement observés en Occident, comme le pneumocyste carinii. Une telle diversité montre que l'atteinte du système immunitaire ne se limite pas à un agent pathogène précis, mais qu'elle est globale et, plus précisément, comme l'ont confirmé les recherches américaines, qu'elle concerne l'immunité cellulaire et non humorale. C'est cette immunité qui se trouve aussi atteinte chez certains malades traités par des agents destructeurs des globules blancs, soit pour une affection maligne du sang (leucémie), soit en vue de transplantations rénales, pour éviter le rejet. Et les syndromes de poly-infections catastrophiques observés aux États-Unis ressemblent beaucoup à ceux que l'on déplore parfois chez ces malades. Cette similarité fait irrésistiblement penser à l'action d'une drogue toxique qui exercerait ses ravages sur des organismes doublement sensibilisés par une prédisposition génétique sans doute, par des virus ensuite. Ces mêmes virus - et plus précisément le cytomégalovirus - semblent devoir être mis en cause dans l’éclosion de cancers, ou sarcomes de Kaposi - habituellement très rares dans l'hémisphère Nord - graves et rapidement mortels qui accompagnent l'épidémie américaine. Cette dernière- qui a débuté durant l'été 1981 et bat son plein actuellement, avait été précédée en France, durant l'été et l'automne 1980, d'une éclosion inquiétante et brutale, chez de jeunes héroïnomanes, de septicémies gravissimes à mycose (" candida albicans ") accompagnées de lésions oculaires telles qu'elles ont entraîné une cécité définitive dans un quart des cas. Existe-t-il un lien entre ces événements dramatiques ? Un toxique quelconque, ou quelques virus inconnus, en livreront-ils le secret ? La communauté médicale a été mobilisée pour tenter de résoudre ce qui reste pour l'instant un mystère. Un mystère qui intrigue autant les cancérologues que les immunologistes ou les spécialistes des maladies à virus, car il se trouve au cœur de ces trois disciplines essentielles, et il n'est pas interdit de penser que sa solution éclairera la pathologie, et très directement la cancérologie, de lumières importantes et, selon le professeur Jean Bernard, peut-être décisives.